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Le manque d’argent était si naturel et le manque de confiance si général que, pour de très petites dettes, des gens très haut placés doivent donner des garanties : tel ce comte de Vertus, neveu du Roi, qui, ayant perdu 362 francs au jeu de paume, laisse sa robe en gage chez le paumier (1407). Pour des prêts de 4 000 ou 5 000 francs, un duc de Lorraine, un comte de Provence, engagent des forteresses. Ces grands seigneurs empruntent sans cesse, et quelles sommes ! A peine celles qui représentent aujourd’hui la valeur d’un cheval de fiacre. Marie d’Anjou, femme de Charles VII, engage sa « foi de reine » à un nommé Jean Pasquier pour une créance de 2 800 francs. On amassait, on conservait nombre de bijoux et d’objets d’or et d’argent, parce qu’ils servaient à deux fins : d’agrément ou de luxe, comme de nos jours, et aussi de valeur mobilière, de nantissement à offrir en échange des espèces sonnantes.

Les métaux précieux ne jouent plus chez nous qu’un rôle secondaire ; c’est une sorte de biens qui a perdu de son importance et ce n’est pas en or et en argent que nous sommes beaucoup plus riches que nos pères. La preuve, c’est que le kilo de ces métaux, évalué en marchandises quelconques, ne valut moyennement que trois, quatre, et au maximum six fois plus cher qu’il ne vaut aujourd’hui ; tandis que les Français de 1906, pris en masse, sont peut-être vingt fois plus riches que les Français du XIVe ou même du XVIe siècle. Cela s’explique aisément : dans un pays où le crédit est organisé, l’or et l’argent ne sont qu’un instrument d’échange. Personne ne se soucie d’en conserver plus qu’il n’en a besoin pour ses paiemens. Et plus le crédit se développe, plus les échanges se font facilement, sans l’intervention des métaux précieux, plus le besoin de ces métaux diminue. La France du moyen âge, qui ne connaissait pas le crédit, celle même de l’ancien régime, avaient proportionnellement bien plus besoin que nous d’or et d’argent.

Les sujets de Louis XVI possédaient pour deux milliards de monnaie, à la veille de la Révolution, et nous n’en avons pas plus du triple aujourd’hui. Pourtant nous sommes sept ou huit fois plus riches sans doute, parce que nous avons une masse de richesses de création nouvelle, dont nos aïeux n’avaient nulle idée. Et nos 6 milliards d’or ou d’argent sont une valeur bien modeste, comparée, non pas même à notre fortune globale, mais seulement à la partie mobilière de cette fortune.