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sa vie, mais frappé en vain, il est pareil au chêne blessé dont parle le poète, qui retenait la hache en sa blessure, et grandissait


élevant jusqu’au ciel dans son cœur
L’instrument de sa mort, dont il vivait vainqueur.


Pour vaincre la fortune et lui-même, le musicien des sonates a des recours et comme des armes différentes. Le plus souvent il se jette ou se rejette dans l’action. Après la marche funèbre, la tombe à peine fermée, le finale de la sonate en la bémol retourne et se reprend à la vie. Au début du finale de la sonate en ut dièse mineur (à Juliette), sur le dernier temps de chaque mesure, deux accords, frappés avec rage, brisent les furieux assauts de la douleur. Enfin cette parole fameuse du maître : « Je veux saisir le destin à la gueule, » semble passer de l’ordre de la pensée à l’ordre de la réalité et de la vie dans la strette frénétique du finale de l’Appassionata.

Mais Beethoven a parfois des échappées plus hautes, on pourrait dire plus saintes. Alors il ne s’enivre plus de sa force, mais de sa douceur et de son sacrifice. Il possède son âme dans la patience. Il s’opposait, il se résigne, et nous ne savons rien de plus beau que sa révolte, hormis son acceptation. Ce n’est plus par la violence qu’il se libère : c’est par la contemplation et, comme nous le disions tout à l’heure, par le ravissement et par l’extase. Au cours de ses trente-deux sonates, les andante, les adagio sans nombre ont préparé sa rédemption ; le dernier morceau de son dernier chef-d’œuvre, l’arietta suprême, est le sommet où elle s’achève et se consomme en apothéose.

Parmi les plus grands artistes, en est-il beaucoup, en est-il un seul qu’on puisse, en prenant congé de lui, saluer deux fois, comme celui-là, du nom de maître ? En est-il un dont le génie domine et règle conformément l’un à l’autre l’ordre de l’art et celui de l’âme, notre vie esthétique et notre vie morale ! Un conseil et même un commandement sort de l’œuvre entier de Beethoven. Il se résume dans les deux mots et dans les trois notes qui servent de thème au premier morceau de l’une de ses grandes sonates : « Lebe wohl ! Vis bien, » cette admirable formule de l’adieu allemand.


CAMILLE BELLAIGUE.