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raison des mouvemens et des éclats comparables à ceux du duo de Tristan, c’est que Beethoven en effet, par la force même de son génie, a été comme emporté bien au-delà de l’affection qu’il voulait exprimer, jusqu’au paroxysme du plus passionné, du plus violent amour.

Ainsi le royaume de Beethoven est en lui-même. Mais ce royaume intérieur, il le possède et, de la première à la dernière sonate, il le parcourt tout entier. Ame de souffrance et de colère, Beethoven en est une aussi de tendresse et de joie. Par une injustice trop commune, on ne le reconnaît comme souverain que dans le gigantesque et le douloureux. Mais quelquefois « toutes ses puissances courbées et opprimées se redressent, et l’essor de sa félicité est aussi indomptable que les soubresauts de son désespoir[1]. »

Oui, c’est un « essor » véritable que prend en de tels momens la « félicité » de Beethoven. A sa désolation ou à son martyre je ne sais de comparable alors que son extase et ses ravissemens. Mais déjà sa fantaisie donne un autre cours à son allégresse. Celle-ci tantôt s’exhale et sourit en des rondos ingénus, tantôt elle éclate en de brusques transports, dans les saillies et, comme il disait lui-même, dans les raptus de je ne sais quel humour farouche. Il attaque à l’allemande, alla tedesca, la sonate op. 79 en sol majeur ; plus tard il ne craint pas de jeter au milieu d’un de ses plus sublimes poèmes (op. 110) le refrain populaire d’une chanson d’étudians. Ainsi, comme de la douleur, Beethoven a connu toutes les formes et tous les degrés, tous les modes et jusqu’aux nuances les plus subtiles de la joie.

« Beauté morale, » redirons-nous enfin, pour la dernière fois, des sonates du maître. Et par là nous entendrons, au moment de nous séparer d’elles et pour ne l’oublier jamais, qu’elles nous offrent, avec un intérêt de sympathie ou d’émotion, des exemples de conduite et des leçons de volonté.

Chaque sonate de Beethoven (chacune au moins des plus grandes, des plus belles) est un combat. Elle est la lutte, non pour la vie, mais de la vie, ou plutôt elle est la lutte qu’est la vie elle-même. Elle nous montre l’âme en proie aux forces ennemies, tantôt à celles du dehors, tantôt à celles du dedans, quelquefois encore plus redoutables.

Chaque sonate de Beethoven est une victoire. De tous les conflits, fût-ce les plus atroces, Beethoven finit par sortir triomphant. « Je ne suis heureux, disait-il, que lorsque je surmonte quelque chose. » Son œuvre est le chant sublime de ses héroïques bonheurs. Frappé toute

  1. Taine, Thomas Graindorge.