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qu’elle chante de toute donnée positive, en ne leur assignant pas de cause, pas d’effet, en ne les dépeignant que dans le flamboiement de leur force virtuelle[1]. »

Sans doute, entre tous les chefs-d’œuvre de la « musique pure, » les sonates de Beethoven possèdent le pouvoir de généraliser et d’abstraire. Pourtant, celui qui les écoute ne peut s’empêcher de songer à Beethoven lui-même, à sa vie et à son destin, à l’idée ou à l’idéal qu’il se formait de son art. Sous des réserves et des distinctions que le temps nous manque de formuler ici, nous savons qu’il donnait volontiers un sujet à sa musique ; bien plus, qu’il en était, qu’il s’en faisait lui-même, avec ses joies et ses douleurs, ses amitiés et ses amours, ses luttes et ses victoires, avec toute son âme enfin, le sujet, ou plutôt le héros. Alors, au sein des chefs-d’œuvre de Beethoven, nous voyons Beethoven en personne apparaître. Le style vraiment devient l’homme ; il nous le révèle, nous le livre, et notre émotion s’accroît de sa précision même, quand nous sentons, quand nous croyons voir le génie du maître se cristalliser ou s’incarner en lui.

« Beauté morale » avons-nous dit ; c’est-à-dire encore beauté surtout intérieure et, selon l’épigraphe de la symphonie Pastorale elle-même, Mehr Ausdruck als Malerei, expression plutôt que description. Dans les sonates de Beethoven les choses n’ont à peu près, à très peu près, aucune part. Pour une marche funèbre, une seule, escortant en réalité la dépouille d’un héros, que de marches, héroïques aussi, qui ne sont que des mouvemens de l’âme ! De ces trois noms, arbitraires et qui ne furent pas donnés par Beethoven, l’Aurore, la Pastorale, le Clair de lune, les deux premiers, dans une certaine mesure, et par des raisons vaguement pittoresques, pourraient se défendre et se justifier ; le troisième est un simple contresens, ou plutôt un contresens prétentieux. Quant à la sonate intitulée, — celle-là par Beethoven lui-même, — les Adieux, l’Absence et le Retour, elle renferme, il est vrai (coda du premier allegro, début du finale), des effets de description ou d’imitation. Mais l’extériorité n’est ici que le complément et l’accessoire de la vie intime et intense. Écrite à l’occasion du départ, ou de la fuite (devant l’invasion française), de l’absence et du retour de l’archiduc Rodolphe, le pathétique de l’œuvre dépasse, et de beaucoup, celui de la circonstance et du sentiment qui l’inspira. Si, dans le dernier morceau notamment, Hans de Bülow a pu trouver avec

  1. Liszt, dans son livre Des Bohémiens et de leur musique.