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elle-même que Beethoven a renouvelée et affranchie. Non pas que son évolution à cet égard et dans ce genre ait eu rien de systématique et de rigoureux. Il ne l’opéra point sans des retours, ou des regards en arrière, vers la tradition de ses devanciers et l’idéal de sa jeunesse. A des sonates qu’on peut déjà qualifier d’avancées, d’autres, tout autres, succèdent, qui, sans les désavouer, les tempèrent en quelque sorte et nous délassent. Au nombre comme à l’ordre classique des morceaux ou des mouvemens, vous croyez que Beethoven a renoncé pour jamais ; soudain vous le voyez y revenir et s’y soumettre. Il n’y a de certain que ceci : dans les toutes dernières sonates, suivant une méthode contraire à celle qu’il a pratiquée en ses derniers quatuors, le maître réduit généralement le nombre des morceaux. Mais, en revanche, comme il en accroît l’étendue et la profondeur ! Un vers de Heredia, l’un des derniers et des plus magnifiques du poète, exprimerait assez bien l’émotion et l’espèce d’émoi sacré où nous jettent les immenses poèmes sonores :


La divine terreur de l’ordre et de la force.


La force, l’auditeur des sonates suprêmes la reconnaît et la subit tout de suite. L’ordre est plus long à se révéler. Avant de le comprendre, il faut commencer par y croire. Il convient d’aborder les derniers chefs-d’œuvre de Beethoven avec un désir ardent et sincère, avec un cœur soumis et religieux. Alors, par degrés, leur infini se découvre. Alors l’idée, invisible d’abord, mais partout présente, rayonne sous les ornemens et les voiles, à travers la polyphonie des fugues et des variations. Alors nous pouvons enfin porter la vérité tout entière et, pour nous, en nous, suivant une parole sainte, l’intelligence est le fruit de la foi.

Beauté linéaire, beauté sonore, la beauté morale des sonates de Beethoven achève, couronne toutes leurs autres beautés. Et les mots de beauté morale veulent dire ici beaucoup de choses.

Ils rappellent premièrement que la musique instrumentale nous offre de la pensée, ou de la passion, la représentation la plus générale et la plus indépendante. Seule de tous les arts, elle « exprime les sentimens sans leur donner d’application directe, sans les revêtir de l’allégorie des faits narrés par le poème, des conflits figurés sur le théâtre par les personnages du drame et leurs impulsions. Elle fait briller et chatoyer les passions dans leur essence même… Elle les dépouille de la gangue des circonstances… Elle abstrait les émotions