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en fa majeur op. 54. Le premier descend, tandis que le dernier monte ; le second se meut en quelque sorte sur place. Mais, tous les trois, ils s’enroulent et se déroulent en volutes sans fin. Littéralement ils nous environnent et nous enlacent. Aussi bien, la forme circulaire n’est pas seulement le fait ou le caractère d’une phrase : elle peut l’être d’un morceau tout entier, et le rondo se reconnaît précisément au tour, ou au tournant de la mélodie, a son contour et à son retour. Un romancier nous assurait naguère, avec un peu de subtilité, que « le bonheur est rond. » Si l’on ne craignait de raffiner davantage encore et de pousser trop avant la comparaison des idées ou des sentimens avec les lignes ou les formes, on serait tenté d’expliquer par cette analogie ou ce rapport, l’éthos aimable, et pour ainsi dire heureux, des rondos.

Les moindres figures, — j’entends les moins étendues, — peuvent avoir, dans la musique de Beethoven, la plus grande importance. Un commentateur éminent des sonates a très bien montré, dans l’op. 106, la place et le rôle d’une simple tierce, et comment, sur un intervalle aussi étroit, une œuvre aussi colossale est fondée et porte en quelque façon tout entière[1].

Cette géométrie sonore tantôt se réduit ainsi à un trait unique et très bref ; tantôt elle se développe au contraire et se complique à plaisir. « Con alcune licenze. » C’est en ces termes que la grande et terrible fugue par où finit l’op. 106, s’intitule et semble, d’avance, s’excuser. Mais à ces « quelques licences » Beethoven a mêlé certaines rigueurs, qui ne sont peut-être pas moins admirables. Un épisode, entre autres, me paraît un prodige à la fois de scolastique et d’inspiration, de métier, ou de facture, et de génie. C’est un chef-d’œuvre du genre connu sous le nom, barbare mais expressif, de canon cancrizans ou « à l’écrevisse, » parce que le thème y revient à reculons. Le tour de force, ou d’adresse, est extraordinaire. Il est particulier à la musique. Elle seule peut l’exécuter. Seule de tous les arts, elle est capable de reprendre ou de remonter à rebours toute une série d’élémens, et, renversant l’ordre primitif, d’en créer un autre, contraire, également logique, également harmonieux. Mais il y a plus encore ici. Dans les grandes lignes de la polyphonie, d’autres, qui s’y rapportent, viennent s’inscrire. De ces forces conjointes ou conjuguées, naissent et renaissent constamment des formes vraiment vivantes. Elles se meuvent dans l’espace. Les sons alors deviennent visibles. On croit regarder

  1. Prof. Dr Carl Reinecke : Die Beethoven’schen Klavier Sonaten (Briefe an eine Freundin). Vierte Auffage. Leipzig, Gebrüder. Reinecke ; 1905.