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protège Mozart et devait être aussi l’hôte de Beethoven quelque temps et son ami toujours. Mais bientôt l’horrible infirmité commença de se faire sentir. Les mains de Beethoven cessèrent d’être harmonieuses. Le bruit, le bruit sublime, que lui avait fait sa jeunesse, s’éteignit par degrés et pour jamais. De son propre génie il ne se rendit plus lui-même à lui-même témoignage. Il joua pour la dernière fois devant le public en 1814. L’année suivante, il était incapable d’accompagner un lied. « Un voyageur anglais, Russell, qui le vit au piano vers 1825, a rapporté que lorsqu’il voulait jouer doucement, les touches ne résonnaient pas et que c’était saisissant de suivre, dans ce silence, l’émotion qui l’animait, sur sa figure et sur ses doigts crispés[1]. »

Personnelles par rapport à Beethoven, ses sonates le sont aussi par rapport à nous, pourvu seulement que nous ne soyons pas trop nombreux à les écouter. Plus que les symphonies, plus que les quatuors peut-être, elles haïssent le profanum vulgus et l’écartent. Elles commandent l’attention et le recueillement. Elles ressemblent moins à des panégyriques ou à des oraisons funèbres, qu’à des méditations ou à des élévations sur les mystères. Elles ont besoin de l’intimité, sinon du tête-à-tête. Pour que leur génie ombrageux s’effarouche, il suffit, — nous en fûmes témoin, — du bruit que font, en tournant les pages, les auditeurs trop ou trop peu musiciens pour se contenter d’entendre, et qui « suivent » sur la partition. Beethoven sans doute a pensé de ses sonates ce que Mozart n’a peut-être pas dit, mais aurait pu dire de son Don Juan : qu’il était bon pour lui-même et pour ses amis. En écoutant les sonates, chacun de nous se croit l’ami de Beethoven, appelé parle maître, sublime autant que jamais et comme jamais familier, à la faveur de ses plus secrètes confidences.

Enfin, tandis que la symphonie est admirable à cause de la pluralité des élémens qui la composent et qu’elle doit rassembler, c’est l’unité qui fait de la sonate une égale merveille ; l’unité, que dans la symphonie le chef d’orchestre établit, ’mais qui préexiste dans la sonate par définition même et par nature. Chacune ainsi découvre un des deux aspects, manifeste une des deux lois de la vie. L’une est le chef-d’œuvre solidaire, l’autre solitaire, du même art et du même génie.

Faut-il regretter que la sonate soit privée de la multiplicité des instrumens et des interprètes ? Ou bien doit-on se féliciter qu’elle en soit affranchie ? Gagne-t-elle en personnalité plus qu’elle ne perd en

  1. Cité par M. Romain Rolland (Beethoven).