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n’est pas trop dépaysée. Nous avons un piano, son piano de jeune fille. Elle n’en joue plus guère…

Je saisis l’occasion d’arrêter un nouveau flux de confidences et je dis :

— Comme je vous serais reconnaissant, madame, de jouer un peu de musique française !

Elle se leva contente, délivrée ; mais à peine avait-elle attaqué les premières mesures d’un air de Mireille que la porte s’entr’ouvrit et qu’une des belles-sœurs fit signe à M. Nikita de venir lui parler.

— Je regrette, dit-il ; ma mère est souffrante… La musique l’incommoderait… Excusez-moi un moment. Il y a en bas quelqu’un qui m’attend… Je descends et je remonte…

La jeune femme avait refermé le piano. Nous demeurions seuls. Tout à coup de grosses larmes s’amassèrent dans ses yeux.

— Vous ne l’avez pas cru ? murmura-t-elle. Vous avez deviné que les choses ne se sont point passées comme il les raconte… Je ne savais rien. Il ne m’avait rien dit… Il m’aimait tant ! Il a tant insisté pour que mes parens consentissent ! Il était si gentil… Et, de loin, le Japon si beau !…

Bien sûr, j’avais deviné… Il était si gentil ! Ils le sont tous en Europe, les Japonais, et souples, délicats, respectueux des usages, intelligens des nuances, discrets, dociles, inoffensifs. Incomparables dans les jeux de société, ils savent nouer avec des fils de soie de petits nœuds gordiens qu’ils dénouent comme sans y toucher. Le papier froissé prend sous leurs doigts des formes fantastiques. Ils tirent toujours de leur poche le bibelot que vous aviez rêvé d’avoir. Ce sont des charmeurs qui ont porté dans leur enfance de menues offrandes à l’autel du Renard. Et leurs ancêtres ? Tous, des daïmio, des samuraï, des personnages somptueux, des princes chevaleresques. Ils ne le disent pas ; ils se contentent de ne point nous démentir. Une modestie aussi élégante que la leur ne peut assurément que dissimuler des merveilles… M. Nikita s’était encore montré très aimable pendant le voyage. Mais, dès qu’il eut touché la terre du Japon, adieu les gentillesses ! Mme Nikita revivra jusqu’à sa mort l’instant où elle entra chez sa belle-mère, où la vieille femme et ses filles, accroupies sur les nattes, se soulevèrent dans les plis de leurs robes et lui dardèrent au visage leur défiance haineuse. Elle se tourna vers son mari, son seul ami, le seul qui comprît sa langue, le