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impose à son entourage son individualisme révolutionnaire.

J’avais connu à Tôkyô deux dames, l’une d’origine allemande, l’autre d’origine anglaise, qui semblaient avoir réussi dans cette seconde alternative. Toutes deux étaient mariées à d’assez grands personnages. Elles possédaient la fortune qui aplanit les difficultés et adoucit les déboires. Elles occupaient à la Cour et dans la société un rang dont leur amour-propre pouvait être satisfait au-delà de ses espérances. Elles avaient enfin des relations journalières avec les légations européennes et s’y retrouvaient chez elles. Cependant certains mots qui leur échappaient, certains regards plus expressifs, m’ont incliné à penser que leurs maris feraient sagement de ne pas trop compter sur elles dans une seconde existence, à moins toutefois qu’ils ne consentissent à renaître aux bords de la Tamise ou de la Sprée.

Mais si elles avaient vécu loin du monde officiel, loin des fêtes, dans le silence de la province, obligées à l’économie, perdues et comme submergées ? Et si elles avaient été Françaises ? Autant que j’ai pu en juger par de nombreux exemples rencontrés sous diverses latitudes, l’Anglo-Saxonne (et peut-être l’Allemande) résiste mieux au dépaysement. Elle arrive, s’installe avec sa théière, ses petites serviettes, son luxe anguleux, son esprit qui répugne à l’assimilation, sa ténacité froide, son contentement intérieur ; et tout prend autour d’elle une figure anglaise. Notre Française se prête, se livre plus volontiers aux influences étrangères ; mais elle ne sait point réagir contre leur hostilité. L’Anglaise est partout, dans son home, comme à l’avant-poste d’une conquête. Il faut que la Française se sente soutenue, encouragée, flattée, et que sa nouvelle patrie, où elle ne demande qu’à se fondre, lui sourie dans tous les regards.


C’est à quoi je réfléchissais lorsque je m’acheminais vers la maison où demeuraient M. et Mme Nikita.

La famille du mari habitait le rez-de-chaussée et Mme Nikita le seul étage. On me guettait sans doute, car, aussitôt que je pénétrai dans la cour, la porte s’ouvrit, et M. Nikita me fit un salut de la main. Des têtes de Japonaises s’avancèrent aux petites fenêtres, puis se retirèrent, et, quand j’eus franchi le seuil, je les aperçus de nouveau qui se pressaient à l’entrée d’un couloir ; et, derrière elles, une vieille femme sèche allongeait le cou pour me voir monter l’escalier : — les belles-sœurs et la