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tout vendu chez elle, même les ornemens d’or d’un ancêtre qu’on a dû déterrer pour la circonstance. Il paraît que le vieux avait eu de la gloire et qu’on l’avait mis à sécher dans une espèce de grande jarre. Ah ! c’est un drôle de peuple !… Un ami japonais avait bien voulu s’entremettre. La jeune fille m’avait plu, et nous nous étions installés à un quart d’heure de la ville, dans une maisonnette absolument japonaise, près d’un vieux temple. J’allais le matin au bureau ; je rentrais le soir. A midi, je mangeais le repas européen ; à sept heures, le repas japonais : c’est extrêmement hygiénique. Et puis c’est délicieux. Songez donc : dès que mon pas craquait sur le gravier du jardin, la chère petite ouvrait la porte et se prosternait en m’appelant Maître. Le dîner était toujours prêt, la maison toujours nette, les visages toujours sourians. Jamais une question indiscrète. Jamais un mot de reproche. Si j’amenais des amis, on se multipliait. Je n’avais qu’à exprimer un vœu : il était réalisé. Je n’avais pas besoin de l’exprimer ! Elle savait à ma figure si la musique me ferait plaisir ou le silence. Elle ne jouait pas sur des machines ronflantes ; mais elle pinçait très gentiment du shamisen et même du koto, oui, mon cher monsieur, du koto ! Elle n’avait pas collectionné les diplômes ; mais elle s’entendait à soigner un malade. Elle m’a veillé plus de trois semaines pendant ma fièvre typhoïde, et rien qu’à sentir ses petites mains sur mon front, c’était aussi doux et aussi frais que l’air des montagnes. Quand elle se penchait à mon chevet, je revoyais des prairies, de grandes prairies en pente, comme elle n’en avait jamais vu, la pauvrette ! et je m’y laissais glisser tout tranquillement, sûr qu’il ne m’arriverait aucun mal… Et avec cela, pas dépensière pour un sou ! Un désintéressement complet. Mes moindres cadeaux, une épingle de corail, un peigne en écaille de tortue, étaient reçus comme des présens inappréciables. Vous me croirez si vous voulez, mais je n’osais l’avertir de mon départ. Je ne le lui ai dit que la veille de m’embarquer, avant-hier ; et, pour la première fois, j’ai pris envers elle le ton brusque et impératif d’un vrai mari japonais. Elle m’a jeté le regard surpris d’une bonne petite bête qui réentendrait le bruit du fouet depuis si longtemps oublié. Et elle s’est inclinée très bas, et, si ses yeux se sont mouillés, je n’en sais rien, car je détournais la tête. Mais, soyez-en convaincu, elle a compris que je me raidissais contre l’attendrissement ; et, loin de m’en vouloir, son âme de Japonaise m’en a su