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Et la maîtresse leur aurait crié : « Vous chantez mal ! Répétez en y mettant le ton : Je deviens honteusement folle ! ». On les aurait produites aux fêtes des restaurans à l’heure où l’Européen s’étonne que ses hôtes japonais ne jugent pas à propos d’envoyer coucher les enfans. Et, dès qu’elles auraient eu l’âge, elles auraient rencontré un amant et seraient devenues folles peut-être et sans trop de honte. Du moins, on leur eût enseigné l’élégance et les belles manières ; on leur eût même révélé un certain idéal de politesse et de désintéressement. Et la vertu n’y aurait rien perdu, car ces pauvres filles sont mieux gardées par leur patronne que par la Compagnie. Les appétits qui les environnent à l’usine n’attendent pas qu’elles soient en âge de succomber… Il est vrai qu’elles accomplissent une œuvre utile et qu’elles peuvent se dire : « C’est nous le Progrès et la Grande Industrie ! Le Japon, qui manque de capitaux, se rattrape sur ses petites filles et ses petits garçons. Il en a tant qu’il en veut, et nous devons être fières qu’il nous choisisse pour dévider son coton. » Voilà des pensées que je voudrais voir illustrées dans les représentations bimensuelles de la lanterne magique ! Et il faudrait y ajouter le témoignage de l’ingénieur qui nous promenait à travers cette école primaire de l’insomnie :

— C’est assez curieux, disait-il ; les trois ou quatre premières nuits les enfants tombent de sommeil. Puis l’habitude est prise, et ils veillent mieux que les grandes personnes. Le croiriez-vous ? Ce sont eux qui travaillent le plus. Aussi, comme vous le voyez, nous en avons beaucoup.

— Et combien les payez-vous ? lui demandai-je.

— Cinq sen.

— Pour les douze heures de nuit ?

— De nuit ou de jour.

Cela fait, en monnaie française, douze centimes.


UN MÉNAGE FRANCO-JAPONAIS


Hiroshima, 29 mal.

— Alors, demain, quatre heures, et nous prendrons le thé ; mais, vous savez, un thé à l’européenne !

Celui qui me parle est un Japonais marié à une Française. Si ses yeux n’étaient légèrement tirés vers les tempes, sa figure régulière, un peu grêlée, me rappellerait nos figures d’adolescens