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ouvriers subissent non seulement l’ennui d’un nouveau dressage, ce qui serait peu de chose, mais le malaise plus ou moins douloureux d’une transplantation brutale. D’ailleurs, point de grèves : ils ne se révoltent pas, ils s’évadent. Ceux qui ne se laissent pas embaucher dans les bandes de maraudeurs, redoutées des industriels, réclament sourdement une augmentation de salaires, oh, bien légitime ! D’après les chiffres que me donnait l’ingénieur, les ouvriers ordinaires étaient payés en moyenne de soixante-dix à quatre-vingts centimes pour la journée de douze heures ; les femmes, de trente-cinq à quarante. On leur accordait à midi ou à minuit un repos de vingt minutes, le temps de grignoter leur riz et leurs légumes, car ils ne mangent jamais de viande et rarement du poisson sec.

Je suis moins effrayé de la modicité du salaire que de l’insuffisance du repas. Le Japon exige de ses ouvriers une dépense d’énergie follement disproportionnée avec l’alimentation dont il les soutient. Mais la Compagnie est maternelle : elle achète tout le riz inférieur qu’elle peut se procurer et leur détaille à bon compte le plus riche assortiment des maladies d’estomac. Puis, comme il est urgent de les moraliser, un dimanche de chaque mois, — car les Japonais nous ont aussi emprunté le dimanche, — on leur montre au réfectoire une lanterne magique pleine de beaux sentimens ; et, deux fois par an, le bonze vient leur adresser sur l’obéissance et la chasteté une exhortation qui dure une heure et demie, que tous doivent entendre, et dont ils sortent pour courir à leurs plaisirs. Nous entrâmes dans la salle des machines. Les hommes m’y parurent plus petits que les Japonais ordinaires. Leurs paupières battantes, leur teint vert, accusaient la ressemblance de leur figure avec celle des batraciens. L’un d’eux, qui n’était point de la ville, avait servi, pendant la guerre de Chine, sous les drapeaux du maréchal Yamagata. Il eût mieux aimé fourbir sa baïonnette au grand air que de nettoyer des cylindres de cuivre sous cette atmosphère torride et rance. L’ingénieur anglais d’une usine japonaise me disait :

— Si la guerre éclatait, les trois quarts de nos ouvriers s’y précipiteraient comme à une délivrance.

Mais enfin ces hommes ne sont pas plus malheureux qu’un million d’autres qui, la même nuit, à la même heure, s’acquittent de la même corvée sur tous les points du monde. Je constatai