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découvrait à l’infini ses profondeurs lumineuses. Des allées la traversaient, harmonieusement plantées de lanternes et de portiques qui en faisaient des allées triomphales. Dans une verte clairière, où éclataient des fleurs rouges, des biches et des daims broutaient en liberté. Ils s’avançaient parfois jusqu’au bord de la route, l’oreille droite ; parfois, une touffe d’herbes entre les dents, ils s’enlevaient de terre, les jambes raides, et galopaient éperdument sous la futaie comme vers un appel que nous n’entendions pas. Le soleil dorait leur poil fauve, et toute la forêt était sillonnée de ces lueurs vagabondes. Et partout d’énormes glycines, des glycines arborescentes, versaient, de la hauteur des plus hauts arbres, le torrent de leurs grappes violettes. Elles tombaient, roulaient, ondoyaient, pleuvaient, s’éparpillaient avec la grâce des vagues et la mélancolie des saules pleureurs ; et de loin, sur la sombre houle des cryptomérias, elles se détachaient gonflées comme des voiles merveilleuses.

Et voici que j’aperçus, dans un bosquet de ces fleurs torrentielles, un vieux temple couleur de sang. Sur l’estrade consacrée à la danse, trois jeunes filles dansaient lentement aux sons d’un tambour et d’une flûte. Les traits à peine ébauchés de leur visage s’effaçaient sous une couche de céruse. Leurs cheveux étaient enguirlandés de glycines ou fleuris d’un rouge camélia. Elles portaient sur leur robe blanche de larges pantalons rouges ; une longue mousseline enveloppait leurs épaules ; et elles tenaient à la main un rameau de sonnettes qui de temps en temps tintaient.

Pour qui dansaient ces délicieuses marionnettes aux yeux bridés et noirs ? Je ne voyais devant elles qu’une rangée de lanternes en granit dont la mousse recouvrait les chapeaux biscornus. Dansaient-elles pour la beauté du matin, pour la gloire des glycines, pour les génies des bois, pour le dieu du temple ? Une voix s’éleva du côté des musiciens, rauque et psalmodiante. Je m’approchai. Les musiciens accroupis dans un coin, coiffés d’une espèce de shako noir sans visière, leur robe blanche artistement étalée, n’étaient autres que des prêtres shintoïstes. Derrière les danseuses, sur le fond de la scène, de grands cerfs peints heurtaient leurs ramures.

Je fis encore quelques pas. Ce n’était ni pour les dieux, ni pour la beauté du matin que ces adolescentes avaient fardé leur visage et orné leur chevelure. Entre deux lanternes, un