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fracassait ; au milieu de troupes à cheval et à pied qui se croisaient, des trains d’artillerie et des chariots, sur un pavé couvert d’une boue infecte, délayée de sang ; trébuchant dans les cadavres d’hommes et de chevaux dont les rues étaient jonchées, et sur lesquels je tombai une fois, ce qui me remplit d’une horreur inexprimable. Je me relevais, et cherchais à ressaisir mon chapeau parmi tant d’objets de dégoût, quand j’entendis venir du bout de la rue un régiment, qui avançait au son de sa musique. Cette musique militaire fort brillante jouait un air vif et gai. Je ne puis vous peindre, madame, l’impression foudroyante et tout à fait inattendue que fit sur moi cette musique. Le contraste déchirant, qui devait monter jusqu’au ciel, de ces accens de joie avec les lugubres éclats de la douleur, sembla se concentrer tout entier dans mon être et menacer de le dissoudre, comme on voit un verre frémir et se casser au son d’un cor. J’étais immobile, je ne voyais plus. Quand je revins à moi, je sentis mes yeux humides ; une de mes mains était engagée dans mes cheveux qu’elle s’efforçait machinalement d’arracher ; je n’en pouvais plus, et il me fallut employer toutes mes forces pour ne pas retomber sur ce même pavé d’où je venais de me relever. En cet état, je pleurai abondamment, en m’écriant, sans savoir ce que je disais : « Oh ! ils font de la musique ! Les cruels ! Ils font de la musique ! » Ce moment est, je crois, le plus horrible que j’aie éprouvé de ma vie[1]. »

Si éloquente que fût cette lettre, il fallait à Villers quelque naïveté pour s’imaginer qu’elle pût produire sur l’esprit de l’Empereur une impression favorable. Il avait beau lui décerner le titre de « Napoléon le Grand, le Juste, le Magnanime, » tout dénonçait, dans le ton de cette lettre, l’idéologie détestée du maître : l’invocation des principes de l’humanité, la défense des nations étrangères, la gloire des armées françaises passée sous silence. Ce dernier point, en particulier, choqua même les amis de Villers ; Bernadotte, à qui il avait adressé un exemplaire de sa lettre, lui en fit sentir l’exagération avec beaucoup de finesse : « Vous avez traité le sujet, lui écrivait-il, en poète et en philosophe ; et vous savez que la philosophie ne s’accorde pas toujours avec le métier des armes. Quelques-uns de nos guerriers auraient pu se plaindre de votre sévérité, et, malgré que

  1. Lettre à Madame la comtesse Fanny de Beauharnais, p. 12.