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un peu son langage ; c’est pourquoi il veut associer à son œuvre Mme de Staël.

Il vient à Paris au printemps de 1801, dans l’espérance de la voir ; mais elle est déjà partie pour Coppet, et Villers en demeure inconsolable. Les lettres qu’il lui envoie à Coppet l’année suivante, toutes pleines de flatteries ridicules, montrent le prix qu’il attache à son estime[1]. Il l’appelle la « Théano de notre âge, » l’ « étoile brillante de sa vie intellectuelle ; » il lui écrit qu’il a parlé longuement d’elle avec Jacobi ; il voudrait la contempler, la connaître. Après Delphine, c’est du délire : il lui adresse une lettre, véritable dithyrambe en trois parties : « A Mme de Staël mère. — A Mme de Staël auteur. — A vous ! » Il s’est fait conduire par son ami, le diplomate Reinhard, à un bal « où dansait une jeune demoiselle, » qui est, dit-on, son « portrait vivant ; » et il l’a contemplée avec ivresse. Mme de Staël est flattée de cette cour ; elle est bien un peu scandalisée de certains jugemens que Villers porte sur les philosophes du XVIIIe siècle, « dont les esclaves disent tant de mal aujourd’hui, » sur le goût français, qu’il a malmené dans sa préface. Mais enfin elle est attirée, séduite par cette Allemagne encore mystérieuse à ses yeux. L’enthousiasme de son correspondant la gagne ; il lui semble que l’esprit humain, qui sans cesse voyage, est présentement en Allemagne[2] ; elle apprend l’allemand ; elle veut pour ses enfans un précepteur allemand ; elle invite Villers à quitter Lubeck, à se rapprocher de la frontière, pour qu’elle puisse le voir, l’entretenir. Malgré sa curiosité, elle hésitait encore à pénétrer en Allemagne ; elle n’avait pas, comme Villers, perdu tout amour de la France, toute pensée de retour ; elle lui écrit ces paroles admirables : « J’ai comme vous beaucoup d’admiration pour l’esprit des Allemands ; mais les souvenirs de l’enfance, mais la patrie, mais les Français aimables,… pouvez-vous les sacrifier ?… On a, je le crois, un amour mystérieux pour sa patrie, on erre partout ailleurs. »

Le Premier Consul fut cause qu’elle se décida à ce grand voyage. Chassée de Paris en octobre 1803, elle part pour

  1. Les originaux de ces lettres sont entre les mains de M. le duc de Broglie, qui a bien voulu nous les communiquer. Ils diffèrent assez souvent du texte incorrect, que Isler a publié sur les brouillons de Villers. Il y a aussi un plus grand nombre de lettres.
  2. Briefe an Ch. Villers ; Mme de Staël à Villers, 1er août 1802.