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espérances ; elle sent, écrit-elle à Gérando, qu’il y a « quelque chose de plus dans notre être moral[1] » que les idées qui nous viennent par les sens. Elle saisit, avec sa prompte intelligence, la grande idée de Kant, la beauté de cette loi morale, inscrite dans notre l’or intérieur. Cette idée la soutient plus tard dans ces épreuves, explique son indomptable énergie et sa foi dans l’avenir[2].

Enfin l’ouvrage de Villers eut cet autre résultat d’attirer vivement vers l’Allemagne l’attention des esprits les plus distingués de France à cette époque, parmi lesquels il faut encore placer au premier rang Mme de Staël. Il y avait, d’ailleurs, entre elle et Villers des affinités remarquables, un ardent désir de connaître, une curiosité infatigable, le don de l’enthousiasme et un besoin d’associer à leur pensées l’humanité tout entière : ils représentent tous deux fort bien à cette époque cette tendance maîtresse de l’idéologie, le cosmopolitisme. Déjà, en 1800, dans son livre De la littérature, Mme de Staël signalait l’intérêt profond des littératures du Nord. Mais à ce livre, si plein de vues prophétiques, manquait, il faut l’avouer, la précision scientifique et la parfaite connaissance des œuvres. Mme de Staël n’avait point vu l’Allemagne ; elle savait peu de chose de sa littérature, de ses mœurs ; elle ne savait rien encore de sa langue. Enfin elle était imbue de préjugés essentiellement français, dont souriait l’audacieux Villers. Celui-ci, jeté depuis dix ans hors de France, vivant en Allemagne, parlant, écrivant la langue, lié d’amitié avec les savans, les philosophes, les historiens, les poètes d’outre-Rhin[3], devenu leur frère par alliance jusqu’à oublier quelque peu ses anciens compatriotes, était mieux qualifié que Mme de Staël pour se faire l’introducteur en France du génie allemand. Il ne cachait pas que telle était son ambition, en écrivant son livre : « Il semble, disait-il, qu’il y ait une distance infranchissable de l’esprit français à l’esprit allemand ; ils sont placés sur deux sommets entre lesquels il y a un abîme. C’est sur cet abîme que j’ai entrepris de jeter un pont[4]. » Mais il sent bien qu’il a désappris les mœurs de la France et même

  1. 31 octobre 1802.
  2. Cf. Philosophie de Kant, article XVI, sur la doctrine morale de Kant, analysée par Villers.
  3. On trouvera la liste de ses correspondans dans les Briefe an Ch. Villers, publiés par Isler (Hambourg).
  4. Philosophie de Kant, p. LXIV.