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disposés pour elle. » On ne pouvait mieux dire ; c’était une idée féconde et un noble langage. Cette idée, d’autres émigrés, les Gérando, les Bonald, les Chênedollé en Allemagne, les Chateaubriand, les Fontanes, les Delille en Angleterre, l’ont eue aussi ; mais nul ne l’a exprimée avec plus de netteté et d’éloquence. Dans son Roman célèbre de Corinne, Mme de Staël a raillé sans pitié, sous les traits du comte d’Erfeuil, la fatuité française : l’émigration, il est vrai, a connu beaucoup de d’Erfeuil ; elle a eu aussi quelques Villers.

Celui-ci ne s’est pas contenté de tracer la voie ; il a prêché a exemple. Il a publié dans le Spectateur du Nord sur la littérature allemande en général, sur l’Iphigénie de Gœthe, sur les poésies de Voss[1], d’intéressantes études. Mais sa véritable originalité est d’avoir, sinon révélé, du moins contribué à répandre en France la doctrine et les principes de Kant. Si l’influence de l’Allemagne a déterminé chez l’émigré Villers une évolution complète des idées et des sentimens même, on peut dire que la crise décisive lui est venue de Kant ; c’est Kant qui a dominé, hanté sa vie ; c’est Kant qui a donné à son idéologie des tendances et des formes différentes de celles des idéologues français, héritiers de Locke et de Condillac. Dès 1797, dans ses Lettres westphaliennes, il parle de cette philosophie nouvelle ; en 1798, il publie dans le Spectateur du Nord sa Notice littéraire sur M. Kant et sur l’état de la métaphysique en Allemagne, il traduit pour le même recueil l’opuscule de Kant : Idée de ce que pourrait être une histoire universelle dans les vues d’un citoyen du monde ; en 1799, il analyse la Critique de la Raison pure[2]. Mais ce ne sont là que des travaux d’approche, les préliminaires du grand ouvrage qu’il publie à Metz en 1801 et qui est intitulé : Philosophie de Kant, ou principes fondamentaux de la philosophie transcendantale. De cette méditation constante, de cette étude attentive et presque religieuse, que résulte-t-il ?

En premier lieu, Villers a pris dans Kant la pleine conscience de son cosmopolitisme, l’idée directrice de toute sa vie. Il se considère bien réellement, — tel le philosophe de Kœnigsberg, — comme citoyen du monde ; et ce n’est pas chez lui une vaine formule, mais conviction intime et réfléchie, principe d’action qu’il applique, à ses risques et périls, en toutes

  1. Cf. tome XII, p. 1 et p. 238 ; t. XII, p. 382 ; t. XIII, p. 196.
  2. Le Spectateur du Nord, t. VI.