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aux idées et à la littérature de l’étranger. Parmi ces Français polis et lettrés, qui furent les collaborateurs de Baudus, on remarque MM. de Mesmon, de Chênedollé, de Pradt, Rivarol, Jaubert, et enfin Charles Villers. Celui-ci prit sa collaboration au sérieux. Dans les seules années 1798-99, il fit insérer dans le Spectateur du Nord soixante-sept articles sur les sujets les plus divers. Évidemment, ce ne sont pas les essais sur Justine ou les malheurs de la vertu, ou ce petit sac que portent les dames « appelé balantine ou ridicule, » qui méritent de passer à la postérité ; mais Villers a vu très nettement les services que l’émigration pouvait rendre à l’esprit français, et il a eu le mérite de lui tracer, dans une page éloquente, un programme véritable.

Il s’agit de l’article intitulé : Idées sur la destination des hommes de lettres sortis de France et qui séjournent en Allemagne[1]. Il est remarquable par sa clairvoyance et sa justesse, le parfait sentiment de mesure et Je ton de réelle sympathie avec lequel Villers parle de sa patrie. Ce ton est rare dans son œuvre ; mais alors l’évolution n’est pas complète, Villers n’a pas oublié la France. Il lui arrive même d’écrire ces lignes reconnaissantes et émues : « Aujourd’hui république, demain monarchie, dans la diversité continuelle des choses humaines, c’est toujours la France qui demeure ; c’est la terre qui a nourri nos premières années, qui nous a donné ses mœurs, son langage ; nous y avons puisé ce caractère national, cette fermeté qui rit dans le malheur, cette gaieté qui nous soutient et nous console[2]… » Il a fait de l’émigré français, de ses qualités aimables et solides jusque dans l’infortune, une esquisse juste et charmante ; mais il montre fort bien en même temps qu’en vain le Français essayerait de conserver à l’étranger cette légèreté, cette « fleur d’agrément, » que, même en France, « on trouve rarement hors de la capitale. » Les gens de lettres émigrés ont une plus noble tâche à remplir : « Ils vivent dans un pays fertile, et c’est de ses productions qu’ils peuvent enrichir la France. Les écrivains de l’Allemagne y sont trop peu connus ; nous nous trouvons au milieu d’eux ; apprenons leur langue ; étudions leur esprit ; discernons ce qu’ils ont de bon et ce qui manque à notre littérature ; qu’une critique saine fasse un choix sévère, et envoyons à notre patrie ces précieux matériaux que nous aurons

  1. Le Spectateur du Nord, t. VII, p. 7 et suiv., 1798.
  2. Le Spectateur du Nord, t. VII.