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paternelle, plus soucieuse des intérêts de la cité que de la vaine gloire. C’est ainsi que l’émigré Villers, entre 1794 et 1800, se détacha peu à peu de la France : il admira sincèrement l’Allemagne et cria très haut son admiration, par conviction d’abord et par reconnaissance, puis aussi par rancune et désir, inconscient peut-être, de faire la leçon à ses anciens compatriotes ; et il apprit en Allemagne le cosmopolitisme.

C’est une tournure d’esprit assez commune parmi les gens cultivés, en France même, à la fin du XVIIIe siècle. Mais on peut dire que l’Allemagne à cette époque est la terre bénie du cosmopolitisme. Comme on l’a fort bien remarqué, « il est difficile de se dégager de toute prévention patriotique, quand on appartient à un grand peuple de quarante millions d’âmes, que l’on se sent vivre de sa vie, jouir de ses triomphes et passer avec lui, dans les jours critiques, par les tragiques alternatives de la crainte et de l’espoir[1]. » Mais au XVIIIe siècle, cet intérêt n’existait pas pour l’Allemagne. Que désignait ce mot ? Une poussière d’Etats, de principautés, de villes libres impériales, sans lien assuré, sans idéal politique commun. Pour tout ce qui pensait au-delà du Rhin, la science était la grande affaire, l’humanité la seule et vraie patrie. Kant, en 1798, signalait le « manque absolu d’orgueil national » des Allemands ; et n’était-ce pas un des plus nobles génies de l’Allemagne, Herder, qui s’exprimait ainsi : « Nous avons de plus nobles héros qu’Achille et un patriotisme plus élevé qu’Horatius Coclès[2] ? »

Ces paroles et d’autres semblables, tombant dans le cerveau de Villers, ont orienté sa vie. Il a cru de toute son âme à la religion de la science, à la religion de l’humanité. Alors même qu’en France l’idéologie se tait sous l’Empire, alors qu’au lendemain d’Iéna s’éveille le patriotisme germain et que surgit une Allemagne nouvelle, Villers continue son rêve dans l’Europe en armes. A ses yeux, le savant est un prêtre ; la science est un sacerdoce ; elle unit les hommes, elle aplanit les différends entre les peuples, elle élève sa voix jusqu’au trône des rois ; ou plutôt elle règne elle-même par la seule force de la vérité et de la justice. On reconnaît en cet idéologue d’outre-Rhin une dose considérable d’idéologie française. Cette idée de la science arbitre des nations, de la raison guidant la politique, c’est l’idée

  1. Lévy-Bruhl, l’Allemagne depuis Leibniz, p. 153.
  2. Herder, Werke, éd. Suphan, t. XVIII, p. 86.