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il s’est reconnu dans l’Allemagne. C’est un curieux phénomène que cette séduction exercée par l’Allemagne à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe sur les plus rares esprits de France. A l’anglomanie du XVIIIe siècle succède la germanomanie, et celle-ci dure pendant tout le romantisme. Villers, du moins, parle en connaissance de cause ; au dire des Allemands, de Süpfle par exemple, nul n’a pénétré plus avant dans l’âme allemande. Nul n’a compris, senti plus vivement le charme de cette Allemagne d’alors, des mœurs simples, candides, hospitalières des petites villes d’universités, comme Gœttingue, foyer de pensée, ruche paisible où s’élabore la science, où de bons professeurs, un Heyne, un Kœstner, un Brandies, levés à cinq heures du matin, travaillent douze heures par jour et, le soir venu, s’assoient avec quelques amis autour du poêle de faïence et se délassent aux propos de leur femme, pendant qu’autour d’eux les enfans s’égayent. Cette Allemagne pensive, familiale et sérieuse a séduit Villers, avant de séduire Mme de Staël ; il l’a aimée plus sincèrement peut-être. « J’ai compris là comment une petite ville pouvait plaire, » lui écrivait de Weimar le futur auteur de l’Allemagne. Mais, au fond, Mme de Staël n’aimait que Paris ; Weimar pouvait bien, avec Gœthe et Schiller, amuser quelques semaines sa curiosité ; elle y fût morte d’ennui, si elle eût dû y passer sa vie.

Villers, au contraire, fut ravi de ce calme, de cette solitude. Dans un temps où la France révolutionnaire était déchirée de querelles intestines, où l’Europe, du Rhin à l’Adige, retentissait du fracas des armes, il y avait tout au fond de la Westphalie une oasis de la pensée, où des sages vertueux accomplissaient avec calme la besogne quotidienne, n’avaient d’autre passion que celle de la vérité et de la science. « Une ville de 500 000 habitans, écrivait quelques années plus tard Benjamin Constant, peut sauter en l’air, sans qu’un professeur de Gœttingue lève les yeux de dessus son livre[1]. » Villers connut à Gœttingue la science allemande ; et il connut à Lubeck la vie active de ces petites républiques indépendantes[2], jalouses de leurs droits, fières de leur liberté ; où chaque citoyen n’est pas opprimé par le poids énorme d’un grand État, où d’honnêtes bourgeois et de notables négocians, constitués en Sénat, exercent une autorité

  1. Lettre à Hochet, 5 octobre 1812.
  2. Voyez l’éloge qu’il fait de ces républiques dans sa Réformation de Luther.