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l’Allemagne du Nord, à Lubeck, un ancien officier français émigré, membre de la Société royale des sciences de Gœttingue, et membre correspondant de l’Institut de France, Charles-François-Dominique Villers. Ce personnage représente excellemment à nos yeux, avec ses qualités et ses défauts, les tendances maîtresses de l’idéologie, mais d’une idéologie teintée de germanisme, dégagée des préjugés purement français, élargie par l’expérience d’une grande Révolution, le spectacle d’une nation étrangère, la connaissance approfondie de, ses mœurs et de sa littérature. Cependant c’est bien, sous une autre forme, le vieil esprit d’idéologie qui revit en lui. On le reconnaît à trois signes essentiels : le cosmopolitisme le plus absolu et un dédain souvent injuste de la France et des Français ; — l’opposition décidée au catholicisme, à ses conséquences politiques et sociales ; — enfin l’horreur de la guerre et de la conquête.

Tout homme est le produit de sa propre nature et des circonstances. Voyons quelle est la nature de Villers, quelles sont les circonstances de sa vie ; elles feront, mieux comprendre l’œuvre.


I

La Révolution, l’émigration surtout ont eu sur Villers une influence décisive ; elles l’ont révélé à lui-même.

Lorrain de naissance (il était né dans la petite ville de Boulay, le 4 novembre 1765), issu d’une famille bourgeoise qui, comme tant d’autres, avait usurpé la particule, il entre à l’école d’artillerie de Metz, devient officier, promène ses loisirs de garnison en garnison, de Toul à Strasbourg et à Besançon, écrit une tragédie, Ajax, fils d’Oïlée, apprend le grec et l’hébreu dans les intervalles de la manœuvre, se passionne, comme tout le monde, pour Mesmer et le magnétisme, se lie avec Cagliostro, écrit un petit roman, le Magnétiseur amoureux. En même temps, comme il est doué d’une jolie figure et d’un « cœur sensible, » il est homme à bonnes fortunes : on cite Lorenza Feliciani, la compagne de Cagliostro, et une certaine Mme Antoine, femme du lieutenant général au bailliage, plus tard député à l’Assemblée nationale. Bref, Villers, à cette époque, représente assez bien le type du jeune officier d’ancien régime, ardent, intelligent, qui a des loisirs et les partage, de façon équitable, entre la science, la