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Quand il se livrait à ce travail de rectification de dates sur ses propres poésies, apparemment Victor Hugo savait ce qu’il faisait. Il agissait de propos délibéré et en se référant donc à un principe qui est le contraire même de celui de la « subordination à l’objet. » Le romantisme ne signifie pas seulement le grossissement de la personnalité hors de toute proportion, mais il marque aussi bien l’absorption du monde entier par le Moi. L’univers et l’histoire, les faits et les sentimens ne sont que des moyens dont se sert l’écrivain romantique pour se manifester lui-même. Il les modifie à son gré et les transforme de façon plus ou moins inconsciente, pour leur donner la teinte qui est celle de son âme. A peine est-il besoin de faire intervenir la pathologie dans une question où suffit l’observation courante. L’impression que chacun de nous reçoit de la réalité n’en est-elle pas, en quelque manière, une déformation faite dans le sens de notre tempérament, de nos désirs ou de nos préjugés ? Combien d’opinions dont, pour les avoir lues quelque part, nous nous attribuons la paternité ! Combien d’événemens dont, pour en avoir reçu une forte commotion, nous nous imaginons à la longue avoir été les témoins ! Et combien de fois n’avons-nous pas été obligés de faire un effort pour écarter le souvenir obsédant d’un rêve dont la hantise survivait au réveil ? C’est la même duperie à laquelle cède l’écrivain romantique dès le moment où il compose une œuvre dont il tire le sujet de lui-même : par la suite, l’illusion s’impose à lui d’autant plus irrésistible qu’elle lui revient avec tout le prestige de la création artistique et d’une création dont il est l’auteur. Comment s’en défendrait-il, à l’époque où il revit son passé… Peut-être voit-on maintenant quel est le vice essentiel de cette littérature de Mémoires et de Souvenirs personnels, et pourquoi elle offrira longtemps encore une matière aux investigations d’une critique dont c’est le devoir d’être attentive aux plus petits faits et de les relever dans leur nudité première. N’en concluons pas qu’il faille toujours suspecter la bonne foi des auteurs de Confidences : nous aurons concilié leur coutumière inexactitude avec leur sincérité, si nous voulons bien nous persuader qu’au lieu d’une histoire de leur vie qu’ils sont incapables de nous donner, ce qu’ils doivent nous retracer, c’en est le rêve sentimental et l’image artistique.

RENE DOUMIC.