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Ce propos m’a été rapporté par M. Emile Ollivier, intimement lié avec Lamartine ; et j’en trouve, dans un passage trop peu remarqué d’une des lettres d’Elvire au poète, une confirmation inattendue.

Nous voyons dans la lettre du 2 janvier 1817 que Mme Charles avait lu des vers adressés par Lamartine au souvenir de Graziella, de cette Graziella qu’à cette époque il chantait sous le nom d’Elvire. Par un sentiment de curiosité bien féminine où se mêlait sans doute un peu de jalousie rétrospective, elle voulut entendre parler de la femme que son « enfant » avait aimée avant elle. Elle questionna Aymon de Virieu. Celui-ci, fidèle interprète des sentimens de son ami, en parla avec une indifférence ironique. Mme Charles fut choquée par ce ton dégagé, qui concordait si mal avec l’idée qu’elle s’était faite d’une passion consacrée par la mort. Elle se récria : « Mais elle est morte de douleur, la malheureuse ! Elle l’aimait avec idolâtrie ! Elle n’a pu survivre à son départ ! » Et dans sa lettre elle ajoute : « Votre ami parut alors regretter d’en avoir parlé légèrement, et il finit bien, surtout quand il apprit comment elle avait terminé sa vie, par lui reconnaître des qualités. » C’est la phrase que nous avons soulignée qui est ici importante et pleine de sens. Eh quoi ! Virieu, ce confident qui avait été de si près le témoin de cet épisode de la jeunesse de son ami, aurait ignoré comment Graziella avait terminé sa vie ! Lui qui avait vécu à Naples avec les deux amans, il l’apprendrait par Mme Charles qui, six mois auparavant, ignorait jusqu’au nom d’Alphonse de Lamartine ! C’est cela qui nous paraît tout à fait inadmissible. Mais qu’on veuille bien faire attention à l’attitude et aux paroles des acteurs de la scène retracée ici au naturel, et on aura chance de trouver le mot de l’énigme. En effet, dans les poésies dédiées à la petite Procitane, et qui ne nous sont pas parvenues, Lamartine s’adressait à elle comme à une morte : il le fallait pour expliquer le ton de mélancolie que la mode littéraire imposait au poète, et aussi pour idéaliser l’amante. Bien entendu, il n’avait eu garde de dénoncer cette fiction à une femme par qui il lui était doux de se faire plaindre. Seulement il avait négligé de prévenir Virieu. Celui-ci, devant ce récit chimérique et nouveau pour lui, eut d’abord un peu de surprise. Le premier étonnement passé, et plutôt que de gâter les affaires de son ami, il préféra se replier, corriger lui-même les termes dont il s’était servi, entrer dans la convention, autoriser la légende. Prenons acte de ce mouvement d’hésitation, notons cette nuance d’embarras passant sur le visage de ce galant homme ! N’en est-ce pas assez, faute d’aucune preuve contraire, pour nous incliner