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Chateaubriand a vu de façon bien différente ces baraques et ces vendeurs de pastèques. « J’aperçus de loin une multitude de lumières éparses : c’était le repas d’une caravane… Assis, les jambes croisées, sur des tapis, des marchands turcs étaient groupés autour des feux qui servaient aux esclaves à préparer le pilau ; d’autres voyageurs fumaient leurs pipes à la porte du kan, mâchaient de l’opium, écoutaient des histoires. On brûlait le café dans des poêlons ; des vivandiers allaient de feux en feux, proposant des gâteaux de blé grue, des fruits et de la volaille ; des chanteurs amusaient la foule… Tous ces objets, tantôt distincts et vivement éclairés, tantôt confus et plongés dans une demi-ombre, selon la couleur et le mouvement des feux, offraient une véritable scène des Mille et une Nuits. » Les rapprocherions de ce genre sont nombreux, et ils sont éloquens. Fièvres imaginaires, combats héroïques, tempêtes renouvelées, nuit passée sur une natte cédée par un cadavre, ce sont là, note avec raison M. Champion, des détails qui auraient frappé la simplicité de Julien et dont pourtant il ne parle pas. Et quand, par hasard, les deux voyageurs sont d’accord, quelle différence dans leur témoignage ! Beaucoup de choses que Chateaubriand avait lues ou qu’il a rêvées, il a cru les voir et il les a décrites… Après tout, comment s’étonner que Chateaubriand eût plus d’imagination que son valet de chambre ?

L’un des cas les plus fréquens de ces déformations de la réalité est celui où un poète se trouve lié par son œuvre et tenu à respecter une légende qu’il a lui-même créée. Nous croyons, pour notre part, que l’épisode de Graziella en fournit un très frappant exemple. Tout le monde se souvient que dans les Confidences Lamartine a donné pour conclusion à son idylle napolitaine la mort de la jeune fille, causée par le désespoir. Graziella n’aurait pu survivre au départ du séduisant étranger. Plus tard, dans les Mémoires où il nous promet toute la vérité, Lamartine consent que Graziella ait été une simple plieuse de tabac, au lieu d’exercer le métier plus distingué de corailleuse ; mais il maintient que, peu de temps après son départ, il reçut la nouvelle de la mort de l’abandonnée. Or il est curieux que sur cette mort il ne nous ait donné aucun détail précis, et qu’il en parle toujours dans les termes les plus vagues ; et il ne l’est pas moins que, dans la correspondance du poète, il ne soit fait à ce malheur aucune espèce d’allusion. D’autre part, dans les derniers temps de sa vie, et en conversation, Lamartine ne se faisait pas faute d’indiquer un dénouement fort différent : « On m’a beaucoup reproché, disait-il, la mort de Graziella. Mais Graziella n’est pas morte. Et elle a eu des tas d’enfans ! »