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ne permet plus de soutenir. L’excellente étude que nous donne un étudiant de la Faculté des lettres, M. des Cognets, sur les « manuscrits des Nouvelles méditations et des Harmonies » est, à ce point de vue, significative. Au surplus, on savait déjà, pour avoir lu dans le volume de Poésies inédites publié naguère par Mme Valentine de Lamartine, le brouillon du Crucifix, que le poète rédigeait d’abord en prose quelques-unes de ses pièces les plus importantes. Et de même pour Berlioz : si l’on s’en rapportait à ses Mémoires, sa Marche au supplice aurait été écrite en une nuit ; par malheur, là aussi, l’étude du manuscrit apporte à l’affirmation de l’auteur un démenti formel.

Non contens de composer vite, les romantiques avaient encore le souci d’entourer de circonstances extraordinaires et d’un cadre approprié l’éclosion de leurs chefs-d’œuvre. Une symphonie fantastique doit avoir une élaboration fantastique. « Berlioz aurait écrit ces grandes pages d’orchestre en courant la campagne, en traversant sous les étoiles la Seine gelée, en disparaissant de tout domicile connu, en se faisant chercher à la Morgue par Liszt et Chopin. C’est Berlioz même qui a répandu cette légende. Hélas ! Liszt ne le connaissait pas encore, Chopin était à Varsovie, et Berlioz profitait des momens de calme et s’appliquait de son mieux à élaborer son immense symphonie en « liant des parties » fort diverses… » Il faudrait croire de même que le finale de Sardanapale aurait été composé au bruit de la fusillade de Juillet ; il est regrettable que les dates contrarient une coïncidence d’un si bel effet.

Nombreuses sont les scènes décrites dans les Mémoires de Berlioz, à grand renfort de détails minutieux et précis, et qui se sont donc passées quelque part, mais non toutefois dans la réalité. On sait que dans la troupe d’acteurs anglais qui vint en 1827 jouer Hamlet et Roméo à Paris se trouvait miss Harriett Smithson, et que Berlioz conçut tout de suite pour elle, un amour frénétique. De la voir, il en a perdu la raison et le sommeil. Il erre la nuit dans les rues de Paris et dans la banlieue. Ce sont des courses folles par lesquelles il essaie de fatiguer son corps et qui le font parfois tomber en d’étranges torpeurs : une nuit dans un champ de Villejuif sur des gerbes, une autre fois dans une prairie aux environs de Sceaux, une autre fois sur une table du Café du Cardinal, rue Richelieu : il dort cinq heures, au grand effroi des garçons qui n’osèrent l’approcher, craignant qu’il ne fût mort. Désormais il n’a plus qu’une idée : se rapprocher d’Ophélia-Juliette Smithson. Il nous conte, à ce propos, qu’une de ses ouvertures devant être jouée dans la dernière