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doute qu’il connaissait depuis son adolescence aboutit à l’idée du suicide. « Tout est mensonge, s’écrie-t-il, la mort seule est vraie ; » et il emploie des ruses pour ne pas se tuer… Ossip Lourié conclut que « Tolstoï est un de ces hommes, rares, auxquels on peut appliquer l’aphorisme anglais : they are certainly cracked ; but the crack let in light (ils sont certainement fêlés ; mais la fêlure laisse entrer de la lumière). » En un mot, Tolstoï est un demi-fou de génie.

Petit-fils d’un homme « dur et cruel, » qui « fouettait les moujiks, » Garchine a, pendant son temps de lycée, une « légère aliénation mentale » qui guérit. Il garda une « susceptibilité morbide qui le faisait tressaillir à la vue des moindres souffrances. » Plus tard, son état mental devint « chancelant » et, à trente-trois ans, il fut trouvé « mourant dans la cage de son escalier… Y eut-il accident, suicide ou folie ? On ne sait. » Pomialovsky est un dipsomane qui commence à s’enivrer d’eau-de-vie, dès l’âge de huit ans, et meurt, alcoolique, à vingt-neuf ans. Gorky, qui fait une tentative de suicide à dix-huit ans, appartient à la catégorie de ces demi-fous qu’on appelle des vagabonds ou des voyageurs, et dont je reparlerai.

Ces exemples, empruntés à des ouvrages récens, me paraissent suffire pour montrer que les demi-fous sont souvent des supérieurs intellectuels, et je n’ai pas besoin de rappeler les exemples plus anciennement réunis dans un autre travail[1] et citer : Guy de Maupassant qui, avant d’être interné dans la maison de santé du docteur Blanche (où il mourut dix-huit mois après), présentait aux « clairvoyans » et aux « expérimentés » (comme dit Mme  Alphonse Daudet) « la mélancolie avertissante, cette première fatigue du cerveau affaibli, déjà prêt pour l’accident final » et se manifestant, dès cette époque, par « ce besoin perpétuel de départ et de solitude, mêlé à des désirs, des ambitions de vie mondaine et brillante, » les hallucinations auditives de Sur l’eau et visuelles du Horla, etc. ; — Villemain, qui a eu des idées de persécution et se croyait poursuivi par les Jésuites ; — Schumann, qui devient lypémaniaque et essaie de se suicider ; — Jean-Jacques Rousseau, qui a une hérédité névropathique chargée, vagabonde, fait tous les métiers, déclare avoir passé dix années dans le délire, devient un persécuté, finit par écrire à Dieu « une

  1. La supériorité intellectuelle et la névrose. Leçons de clinique médicale, 4e série, p. 683.