Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/913

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

folie, séparés par de longs intervalles de demi-folie, pendant lesquels il compose et publie son œuvre.

M. Georges Dumas conclut ainsi une belle étude sur la psychologie d’Auguste Comte : « Tel fut, dans sa vie privée et sociale, dans sa mission, dans son amour, dans sa religion, Auguste Comte, fondateur du positivisme qui, de 1824 à 1857, s’efforça de donner à la Terre un régime spirituel et mourut à soixante ans, grand prêtre de l’humanité…, qui a pu se faire taxer de folie par les profanes, tandis qu’il inspirait à des disciples qui ne furent pas médiocres une foi ardente que ni la mort ni cinquante ans écoulés n’ont pu éteindre » et que Stuart Mill « met sur le rang de Descartes et de Leibniz. » Auguste Comte, dit encore M. Georges Dumas, « avait un tempérament psychopathique et fut pendant longtemps exposé aux accidens cérébraux. » C’était un mystique avec « des hallucinations et des extases. » Comme d’ailleurs il ne crut jamais à la signification objective de ses hallucinations, et qu’« il les gouverna » (en dehors de ses crises de folie), tout cela « ne suffit pas pour faire » de lui « un fou (après 1826). » Mais cela suffit largement pour en faire, à cette même époque, un demi-fou.

Pour ma part, je ne connais pas de plus bel exemple, de preuve plus démonstrative de la valeur sociale de certains demi-fous.

De ce « Messie positiviste, » M. Georges Dumas rapproche Saint-Simon, qui, « s’était proclamé vicaire de Dieu et pape scientifique, » et avait écrit : « À l’époque la plus cruelle de la Révolution, et pendant une nuit de ma détention au Luxembourg, Charlemagne m’est apparu et m’a dit : Depuis que le monde existe, aucune famille n’a joui de l’honneur de produire un héros et un philosophe de première ligne ; cet honneur était réservé à ma maison. Mon fils, tes succès comme philosophe égaleront ceux que j’ai obtenus comme militaire et comme politique ; et il a disparu. » Il monte même parfois plus haut et c’est à Dieu qu’il « passe la parole » pour développer sa mission et son programme… C’est bien encore là un demi-fou, intelligent et remarquable, ne fût-ce que quand il a écrit : « La folie n’est autre chose qu’une exaltation extrême de l’âme et cette exaltation extrême est nécessaire pour faire de grandes choses. Il n’entre dans le temple de la Gloire que des échappés des petites-maisons[1]. »

  1. C’est moi qui souligne.