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De ces splendides fleurs, chacun sarcle son champ.
C’est pourquoi, dans ce monde imbécile et méchant,
Il est bon que parfois un geste de démence
Vienne en renouveler l’immortelle semence.
Vous insultez ce fou. Vous lui crachez au front.
Qu’importe ! Il a semé. Les fleurs refleuriront.

Si, à certaines époques, dans certains pays, il y avait des insensés, qu’on n’enchaînait pas, dont on ne se moquait pas, qu’on entourait même d’une étrange vénération, qu’on regardait comme supérieurs, aimés du ciel, possédés et inspirés par les dieux (comme la Pythie de Delphes), c’étaient des demi-fous. Demi-fous également sont les épileptiques, dont les anciens appelaient la maladie morbus sacer. Si Érasme avait vécu quatre cents ans plus tard, ce n’est pas l’Éloge de la folie qu’il eût écrit, mais l’Éloge des demi-fous. C’est de demi-folie qu’Anatole France souhaite un petit grain à ceux qu’il aime. Le fou n’est jamais qu’un malade, nuisible ou au moins inutile à la société, le demi-fou est souvent un homme éminemment utile, parfois même un « surhomme[1]. »


Nombreux sont en effet les demi-fous parmi les hommes de talent (voire même parmi les hommes de génie), qui ont laissé une trace considérable dans le monde.

Auguste Comte, qui a eu une si large et si durable influence sur l’orientation philosophique des savans du xixe siècle, était certainement un demi-fou. Il sort, ne rentre pas, écrit des lettres incohérentes avec des mots soulignés et des renvois tout à fait significatifs. Dans une promenade, il veut entraîner sa femme, avec lui, dans le lac d’Enghien. Il est interné chez Esquirol (qui diagnostique un accès de manie avec mégalomanie), plonge sa fourchette dans la joue d’un gardien. Le jour de sa sortie de l’asile, il signe son acte de mariage Brutus Bonaparte Comte. Pendant les repas, il essaie de planter son couteau dans la table « comme le montagnard écossais de Walter Scott, » demande le dos succulent d’un porc et récite des morceaux d’Homère. Plus tard, il essaie de se jeter du pont des Arts dans la Seine. Il part pour Montpellier ; mais, arrivé à Nîmes, il s’arrête et rebrousse chemin… Sa vie est composée d’accès de

  1. « Dans le royaume des sensations, le Superhomme, c’est le névrosé. » Arvède Barine, Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1895.