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le combattre. Mais, en me le laissant ignorer jusqu’au dernier moment, et c’est ce qui serait arrivé, sans l’incident présent, c’était me laisser dans un sommeil de sécurité dont je ne sais que trop combien le réveil est affreux. Je dis que vous me donniez la facilité de le combattre parce qu’un projet n’est jamais enraciné aussitôt que formé, au lieu qu’à présent, je crains d’examiner jusqu’à quel point il vous a ri.

« Et vous, avez-vous songé au mal qu’il me ferait ? Avez-vous songé à notre position respective, aux ressources de bonheur intérieur que vous avez[1] et qui peut-être (pardonnez-moi cette réflexion, c’est encore plus votre intérêt que le mien qui me la dicte) cadreraient mal, dans un moment où chacun de nous doit former le centre d’un très petit cercle, avec le séjour de ma nièce auprès de vous ? Avez-vous réfléchi que nos enfans, qui ne seraient pas tout pour vous, sont tout pour moi ? Enfin, permettez-moi cette image triviale, avez-vous jamais vu sans un sentiment pénible une poule qui a élevé des petits canards ? La différence est que la poule n’a point de mémoire et que je n’en ai que trop.

« Mais, peut-être m’alarmé-je trop, et la répugnance de nos enfans pour l’Angleterre, la proposition qu’ils vous ont faite, semble offrir un remède également doux pour mon cœur, de quelque côté que je l’envisage. Si vous consentez à vous absenter pour un temps d’Ecosse, que vous importent quelques cents meils de plus ou de moins ? Qui empêcherait qu’une réunion si douce ait lieu sous mes yeux, dans mes bras ? Dites-moi que vous le désirez : je m’engage à arranger cela à Berlin et, si je n’y réussis pas, j’accepte pour punition que nos enfans aillent sans moi vous donner et recevoir un plaisir dont je serai privé. Si je réussis au contraire, le mal que je ressens du mystère que vous m’avez fait de tout ceci ne sera pas même un songe ; car on ne les oublie pas toujours. »

En envoyant à ses enfans l’ordre formel contre lequel protestait maintenant le Roi, le Comte d’Artois n’avait eu que le tort d’oublier ce qu’ils étaient pour son frère et qu’en les lui enlevant, il allait le réduire au plus cruel isolement. Il trouvait toutefois une excuse dans la sagesse des considérations dont il s’était inspiré. Depuis longtemps, il prévoyait l’asservissement

  1. Allusion à la comtesse de Polastron qui vivait avec le Comte d’Artois.