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natale : « Je ne trouve pas le nom satanique convenable exprimant bien la qualité dominante. J’ai été plus heureux pour les Français, que je proposais à ma sœur de nommer les vains-vifs, nom excellent et qui me fut suggéré par la vanité des conscrits observés sur la place Notre-Dame[1]. » De même, ayant constaté que, dans le cours de la conversation, la physionomie de l’étrange docteur Dupoirier change soudain, comme par l’effet d’un commandement intérieur, Lucien Leuwen se répétait mentalement un commandement ainsi conçu, en deux temps : « fripon-sombre. » Et plus loin, le même Leuwen ressentira une froideur « chaîne de puits[2], » épithète qui semble mériter sa place dans la langue satanique.

Le mot de « cristallisation » dont Stendhal s’attribuait l’invention, au moins dans le sens où il l’emploie, est l’un de ceux qui lui paraissaient le plus gros de sous-entendus dangereux, de profondeurs étranges, comme exprimant sans doute un de ses plus fréquens, un de ses plus inconsciens états d’âme. En réalité, c’est une trouvaille assez banale que l’emploi de ce terme pour marquer une tendance reconnue chez les amoureux depuis le déluge : celle d’embellir en imagination de tous les charmes qui leur viennent à l’esprit, l’objet de leur passion :


Et dans l’objet aimé tout leur devient aimable.


Beyle n’en ressent pas moins un perpétuel besoin d’expliquer ce substantif, et surtout de l’excuser. « Que le lecteur qui se sentira trop choqué par ce mot de cristallisation ferme le livre ! » Eh ! que n’a-t-il jamais rien écrit de plus choquant ! — Tel est, dans quelques-unes de ses manifestations les plus caractéristiques, ce curieux verbalisme dont il subit évidemment la hantise.

Un chapitre plus délicat à aborder, et qu’il nous faut effleurer néanmoins, c’est celui qui porte pour titre : Des fiascos, dans le livre de l’Amour. Julien Sorel, par son agitation nerveuse avant ses batailles sentimentales, par son attitude factice et empruntée à l’heure du berger est évidemment fort exposé à quelque défaillance, et les pages de l’Amour qui en discutent les raisons ordinaires, trahissent de façon patente des souvenirs personnels chez l’auteur. Il garde de plus la constante préoccupation de se

  1. Correspondance, vol. I, p. 36.
  2. Le Chasseur vert, p. 154.