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d’action ; elle apporte sans doute une infirmité irrémédiable au moraliste et à l’historien. Le Touriste prétend donc à tort avoir obéi au conseil de Cuvier, qui, afin d’écarter le dégoût qu’inspirent certains gros vers, conseille d’étudier leurs mœurs. Pour sa part, il n’a pas souvent tenu compte de cet avis et n’a guère étudié que les vers dont son parti pris faisait, par anticipation, le germe de papillons diaprés. Il s’est contenté d’injurier les autres.


V

Il nous reste, en terminant cette esquisse, déjà trop poussée peut-être au gré de la patience du lecteur, à noter certaines singularités dont la classification n’est pas facile, mais qui contribueront pour leur part à fixer notre jugement sur le fuyant personnage dont nous avons entrepris le portrait. Devons-nous compter, parmi ses manies d’irresponsable, l’admiration, voulue peut-être et provocatrice, qu’il professa pour les anormaux du sentiment, pour Antinoüs, Gilles de Rais, tout prêt à chercher des dispositions analogues chez Napoléon, et plus haut encore ? Nous pouvons cataloguer en tous cas sous cette rubrique les fous rires étranges dont il contait un accès à Mérimée, celui qui suivit la constatation de visu des perfidies de Mme Pietragrua à son égard. D’abord le spectacle de son malheur lui sembla la scène la plus bouffonne, et sa seule préoccupation fut de ne pas se trahir par un éclat d’hilarité trop bruyante. Ses amis se montrèrent frappés ce jour-là de la gaîté de ses traits. Puis, ce fut, pour dix-huit mois sans trêve, la prostration, l’« abrutissement. » Son reflet, Lucien Leuwen, a de ces réactions nerveuses inattendues : dans la société légitimiste de Nancy, il rit des ridicules qu’il observe, mais ce rire, justifié peut-être en sa source, se produit par accès soudains et incompressibles. Enfin, sur le soir de sa vie, c’est encore en « éclatant de rire » que Stendhal lira l’article de Balzac qui l’a envoyé à la postérité.

De même ordre sont les curieuses obsessions verbales qu’il subit fréquemment : on dirait que, pour définir un caractère de race ou de personne, il lui faille à tout prix un double adjectif, orné de quelque allitération mystérieuse, capable alors de revêtir à ses yeux une sorte de vertu cabbalistique ou « satanique. » Il écrit dans son Journal de Grenoble, en 1814, après avoir dit l’ennui que lui inspirent les types provinciaux de sa ville