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un mot de la langue. Par tendresse, j’eus la sottise de lui conseiller de prendre un fiacre. À l’instant, une nuance de hauteur se peignit sur son front : il me fit entendre, avec tout ce qu’il fallait de politesse, qu’il me demandait l’indication des rues, et non pas un conseil sur la manière de les parcourir. » En ce passage, et plus encore dans ce que Stendhal a écrit ailleurs sur Byron, l’on sent que le pair d’Angleterre fait tort à l’auteur de Parisina dans l’esprit de son interlocuteur. Et tel était d’ordinaire pour notre homme l’antidote à ses enthousiasmes sans frein. Ces grands personnages par l’esprit, qu’il élevait de loin sur ses autels, se trouvaient, vus de près, posséder une situation dans le monde : lord Byron, des ancêtres normands ; Napoléon, une couronne ; M. de Tracy, un salon ; sir Walter Scott, un titre nobiliaire. Et, par là, n’étaient-ils pas, dans le style de Julien Sorel, des « canailles » de façon exactement proportionnelle à leur part de prépondérance sociale ? Sous l’influence de ces sentimens antagonistes, Beyle se forgera son singulier Bonaparte, ce problème parmi les problèmes de la psychologie stendhalienne, ce dieu, dont son adorateur, éperdu d’amour dans la dédicace de la Peinture en Italie, écrira dans Napoléon : « Une croyance presque instinctive chez moi, c’est que tout homme puissant ment quand il parle, et à plus forte raison quand il écrit. » Tels sont les jeux alternés d’une sensibilité dépourvue d’équilibre : en matière de goût, comme en matière d’amour, elle passe sans transition de l’extase au dénigrement.

C’est d’ailleurs la seconde disposition qui domine dans l’œuvre de Beyle. On constate trop souvent, chez cet homme si véritablement intelligent, une étonnante inaptitude à comprendre les gens qui ne partagent pas ses convictions innées, un besoin de les juger par ses nerfs plutôt que par son cerveau. C’est sérieusement qu’il se demande à propos de Bossuet : Etait-il de bonne foi ? ou qu’il attribue toute la polémique de Burke contre la France révolutionnaire à la pure envie, soutenue par l’espoir « d’obtenir une place dans les finances pour son fils. » Il n’admet pas toujours, malgré ses essais initiateurs sur la psychologie des races, que certains cerveaux soient constitués autrement que le sien, grandis dans un milieu physique et dans une atmosphère morale différente. « Il ne pouvait croire, dit Mérimée, que ce qui lui semblait faux pût paraître véritable à un autre. » Une telle étroitesse de vue peut être une qualité précieuse à l’homme