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comte Daru, et même les attentions de l’Empereur à son égard. « Une fois entré dans cette voie, poursuit Colomb, il en usait de même avec sa famille. Obligé de donner son adresse au tailleur ou au bottier, ce n’était qu’exceptionnellement qu’il leur livrait son nom : cela donnait lieu souvent à des quiproquos où sa gaîté trouvait un aliment ; ainsi, on le demandait tour à tour sous les noms de Bel, Bell, Beil, Lebel… A Milan, il se donnait pour un officier supérieur de dragons, licencié en 1814, et fils d’un général d’artillerie[1]. » L’indulgent biographe conclut avec détachement : « Tous ces petits contes n’étaient que plaisans ; jamais il n’en retira d’avantage qu’un peu d’amusement pour lui. » Ce n’est pas notre avis. Sans vouloir nier le côté inconscient et inoffensif de pareilles manies, nous remarquerons que la conquête facilitée de Mme Pietragrua fut un « avantage. » Avantage aussi la réception plus aimable réservée par les loges de la Scala au commandant de dragons, ou l’aspect plus dégagé que prend la dédicace à Napoléon, placée en tête de l’Histoire de la Peinture en Italie, dès qu’elle est signée : « Le soldat que vous prîtes à la boutonnière à Goerlitz. » En revanche, de nombreux désagrémens furent les conséquences de ces mascarades, nous n’en doutons point : la plus sensible dut être l’exil de Beyle hors du territoire de sa patrie adoptive, en 1820. Mais son amour-propre, extrêmement susceptible, était facilement guéri par son humeur mobile, et, au total, peu capable de garder la cicatrice d’une blessure ancienne. Rien ne modifia donc en lui une disposition incorrigible, une déviation mentale dont il n’était pas responsable.

Inutile d’insister sur ses autres manies de dissimulation : celle qui lui faisait écrire sur ses bretelles ou sur la ceinture de son pantalon les bulletins de ses victoires sentimentales ; celle qui l’engageait à user dans ses manuscrits intimes de puériles inversions syllabiques : kainepubli, pour républicaine : gionreli, pour religion : téjé pour jésuite : sraip pour pairs de France. D’ordinaire le sens général de la phrase trahit aussitôt la signification de ces mots bizarres, et ils ne sauraient arrêter un seul moment des esprits tant soit peu éveillés. Il est vrai que ses précautions s’adressaient surtout à la police, au cabinet noir,

  1. Souvenirs d’égotisme, p. 35. — « Je porterais un masque, je changerais de nom avec délices… Mon souverain plaisir serait de me changer en un long Allemand blond, et de me promener ainsi dans Paris.