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les cercles choisis qu’il fréquentait. Il « payait son billet d’entrée » par des anecdotes, genre de contribution dont il s’acquittait sans effort. L’anecdote est en effet une tranche d’observation de la vie, et l’observation de la vie fut le domaine propre de notre psychologue. De plus, ces petits récits piquans se préparent, se polissent à loisir dans le silence du cabinet, sans même risquer d’essouffler, grâce à la brièveté de l’ouvrage, la plus courte haleine littéraire. Ils forment la suprême ressource des causeurs qui n’ont point reçu du ciel l’imagination primesautière et la veine facile. Ce fut donc bien longtemps le mode de paiement favori de Stendhal, débiteur de ses relations mondaines. Si ses succès en ce genre ne lui acquirent pas d’abord la réputation d’homme d’esprit, ainsi qu’il en convient lui-même, ils préparèrent sans doute l’éclosion tardive de cette renommée, et en soutinrent l’instable édifice : car ces échappées ouvertes à l’improviste sur les chambres secrètes de l’âme par un tempérament fait pour les explorer mieux que tout autre, sont les plus durables fruits de l’esprit de Beyle ; et certaines sont demeurées célèbres, grâce au souvenir qu’en avaient conservé ses amis[1].

Les anecdotes érotiques avaient ses préférences dans les réunions d’hommes, ou dans le sein des groupemens sans « vanité » de la société italienne : en ce genre, le XVIIIe siècle polisson, et les œuvres de Collé lui fournissaient quelque matière. Toutefois, sa spécialité fut de bonne heure l’anecdote napoléonienne. Car, protégé réel et favori prétendu d’un des grands personnages de l’Empire, il avait approché la cour des Tuileries : son regard aigu, sa mémoire assez fidèle à conserver les traits piquans, le servaient favorablement en ceci. Il nous fait assister quelque part à la cuisine préparatoire, par laquelle il transformait, en ragoûts appréciés de sa clientèle mondaine, les matériaux d’histoire anecdotique que lui fournissaient ses souvenirs. C’est durant son grand séjour milanais : « J’ai fait venir de Berlin, — lisez Paris, c’est ici le langage conventionnel de M. de Stendhal, officier prussien en congé, — un manuscrit qui se compose d’une vingtaine d’anecdotes sur Napoléon, vraies, bien choisies, et non pas écrites par des laquais… pour le prêter

  1. Voyez sur cet aspect de Stendhal, le « H. B. » de Mérimée. — On y trouve entre autres la phrase pittoresque qu’il prêtait à un général de cavalerie, soucieux d’entraîner ses hommes au moment de la charge.