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qu’il n’y ait quelque chose dans sa tenue qui ne soit pas absolument irréprochable : « Je vous conseille ma recette d’autrefois, ajoutait-il : entrez avec l’attitude que le hasard vous a fait prendre sur l’escalier, convenable ou non, peu importe. Soyez comme la statue du Commandeur, et ne changez de maintien que lorsque l’émotion de l’entrée aura complètement disparu. » Singulier précepte, en vérité ! N’est-ce point, conçu à rebours par une imagination baroque, ce qu’on nomme l’ « esprit de l’escalier, » l’infirmité du timide qui ne sait être lui-même que dans l’antichambre, avant ou après la visite. Mais, outre que le débutant sera plus troublé, plus éloigné du naturel avant l’accomplissement de ce devoir social qu’après s’en être acquitté, l’affectation de fixité, l’évocation du Commandeur gâtent le conseil. On verra quelque étonnement se peindre sur les visages, quelque inquiétude se manifester dans l’assistance, à l’aspect de ce personnage de pierre. Il attirera l’attention qu’il voudrait détourner de sa personne. Bien loin que son émotion disparaisse rapidement, elle aura plutôt sujet d’être prolongée, augmentée même sans limites, si les deux parties en présence persévèrent dans leur ligne de conduite : la réunion toujours plus surprise devant ce visiteur anormal, le nouveau venu jugeant ces mondains doués de moins de prévenance encore qu’il n’était en droit de l’espérer, s’il fût entré sans former une résolution si bizarre. Lubie profondément symbolique d’ailleurs, car telle fut précisément l’attitude constante de Stendhal dans le vieil édifice conventionnel qui est la société de nos semblables : embarrassée jusqu’à l’angoisse dans le fond, prétentieuse au suprême degré dans l’apparence. Peu « conforme » au total, et outrant encore le non-conformisme dans l’espoir toujours déçu d’échapper au verdict de l’opinion à force d’en braver les sentences.

Il est facile en effet de constater que cette tentative désespérée pour dompter l’opinion en la brutalisant n’est pas isolée dans le beylisme. Tout à fait du même ordre est la beaucoup plus célèbre recette pour oser les aveux difficiles en amour, — recette qui fut mise en pratique par Julien Sorel auprès de Mme de Rénal : — se donner cinq minutes pour se préparer à l’effort suprême de dire : Je vous aime, et se regarder à jamais comme un lâche en cas de recul. Au surplus, « l’air et les termes dans lesquels vous ferez votre compliment importent peu. » Ici, il faut l’avouer, la provocation absurde s’adressant non plus à la