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de Stendhal, qu’un rôle tout à fait éphémère. Enfin, nous avons dit que la fille du préfet de l’Empire au nez magistral, la femme du général de division, comte et pair de France, qui se dissimule sous le pseudonyme de Menta dans les confidences de Beyle, fut son plus flatteur, son plus complet, son plus décisif amour : mais c’était, elle aussi, une déséquilibrée, dont le vainqueur eut la certitude de n’être point le premier, la mortification de ne pas rester le dernier conquérant.

Muni de ces constatations précises, on s’expliquera mieux l’exorde mélancolique de la Vie de Henri Brulard. La plupart des femmes qu’il a aimées, dit-il, ne l’ont point honoré de leurs bontés. Il fut « habituellement amant malheureux. » Le compte est bientôt fait de ses victoires. « Dans le fait, je n’ai eu que six femmes que j’ai aimées… avec toutes celles-là et avec plusieurs autres, j’ai toujours été un enfant : aussi ai-je eu très peu de succès. » Il se proclame encore « l’un des hommes de la cour de Napoléon qui a eu le moins de femmes. » Malgré tout, elles « l’ont occupé beaucoup et passionnément. » Et il faut reconnaître en effet que ses échecs n’ont point fait tort à son expérience passionnelle : ils ont pu blesser la vanité de l’homme, ils n’ont pas diminué l’autorité de l’analyste en de tels sujets : bien au contraire. Mais nous renonçons à le suivre dans le dédale de sa casuistique amoureuse, n’ayant eu d’autre objet que d’établir ici à quel point la timidité et ses conséquences ont empoisonné la carrière de cet original. En ceci comme en tout le reste, il chercha souvent à donner le change à ses amis, et, « habituellement amant malheureux, » s’efforça de passer néanmoins pour un heureux coquin. Car telle est la croyance de son cousin Colomb : telle est encore aujourd’hui celle de certains beylistes, trop faciles à se laisser rétrospectivement duper par l’inconscient comédien que fut leur maître.

La plus révélatrice des manifestations de cette timidité foncière que la terreur des conventions sociales conduisait parfois jusqu’à des actes de désespoir et de folie, c’est assurément la série des préceptes ésotériques dont nous tenons de Mérimée les formules, et par la vertu desquels Beyle cherchait sur le tard à façonner la jeunesse à son exemple. Une des grandes causes de nos tourmens, disait-il d’un ton doctoral, c’est la mauvaise honte. Pour un jeune homme, entrer dans un salon est toute une affaire. Il s’imagine que chacun le regarde, et meurt de peur