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doué. Mais ces sentimens-là ne le quitteront guère : vers 1829, il se dira de nouveau incompris dans les salons en raison de sa délicatesse d’âme ; il en demeure gêné, il est le plastron de tous, il lui échappe ces mots « à double sens, » et il se voit « déshonoré » par un ou deux malheurs de ce genre[1]. Pourtant, depuis 1826, n’est-il pas devenu homme d’esprit, et de façon définitive à l’en croire ? C’est donc que cette dernière incarnation reste une attitude encore, et par suite une position factice et pénible à soutenir. Au moment même où se produit en lui cette métamorphose, il écrit de Londres à une amie très chère, en lui annonçant sa visite : « Vous me permettrez d’être bête, simple et naturel ; ne comptez pas sur un amuseur : je n’en ai pas le talent, et encore moins lorsque j’y tache ! »

Il est d’ailleurs bien instructif de voir que cet homme d’esprit, ce candidat à la gaîté, méditant sur les classifications psycho-physiologiques de Cabanis, se range sans hésiter parmi les tempéramens bilieux, et, plus volontiers encore, parmi les « mélancoliques. » « Je suis trop bilieux pour avoir jamais cette grâce-là[2], » écrit-il à l’aspect d’un gros Milanais, qui lui paraît tirer beaucoup meilleur parti que lui-même d’une fâcheuse corpulence. A l’en croire, c’est par « pudeur de tempérament mélancolique[3] » qu’il se montra toujours incroyablement discret sur ses amours, — sauf avec la postérité, bien entendu. — Sa première passion, née des charmes juvéniles de l’actrice Virginie Kably, à laquelle il n’adressa jamais la parole, lui apporta néanmoins les sensations les plus extrêmes. Le nom de cette femme prononcé devant lui soulevait une tempête dans son sang, le mettait sur le point de tomber. L’ayant une fois aperçue de loin dans la rue, il prit la fuite, et il ajoute, en rédigeant le récit de cet épisode vers 1836 : « Tel j’ai toujours été, même avant-hier… J’ai le tempérament mélancolique de Cabanis[4]. »

Ce « timide tempérament mélancolique » parvient quelquefois à se donner les audaces du caractère sanguin par l’ivresse du vin de Champagne : ce fut le cas de Beyle aux bords du Rhône, en compagnie de Sand et Musset. Encore ne doit-on point se procurer à dessein cette excitation. Et le livre

  1. Promenades dans Rome, vol. II, p. 238.
  2. Journal. Voyage de 1811.
  3. Henri Brulard, p. 49.
  4. Ibid., p. 195.