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les bien connaître, et d’en avoir éprouvé la « force vitale » et la puissance de renouvellement, ceux-là n’ont à leur égard aucune hostilité et aucune aigreur ; ils s’obstinent à voir en ces traditions, suivant le mot célèbre de Taine, « la grande paire d’ailes indispensables pour soulever l’homme au-dessus de lui-même » et « le meilleur auxiliaire de l’instinct social ; » ils savent tout ce qu’en les détruisant, on risquerait d’accumuler de ruines spirituelles ; ils se rendent compte eux aussi, comme le déclarait déjà Scherer, qu’ « une morale n’est rien, si elle n’est pas religieuse. » Et cette constatation leur suffit pour qu’ils se sentent en communion d’idées et d’aspirations avec ceux qui ont gardé intactes des croyances qu’ils ne partagent plus.

Cette troisième France enfin a conservé une très forte vie familiale. Nous ne sommes pas assez fiers de nos admirables familles françaises, si unies, si laborieuses, si économes, et où il y a de si précieuses réserves de santé morale. Les prédications contemporaines sur l’« élargissement du divorce » et sur le « mariage libre » ne les ont pas encore sérieusement entamées. Elles ont leurs défauts, certes, que nous ne cherchons pas à celer. Elles n’envoient pas assez leurs enfans à l’étranger ; elles ne développent pas assez en eux l’esprit d’initiative ; elles rêvent trop uniformément de faire d’eux des « fonctionnaires. » Elles ont trop lu aussi peut-être les Annales de la jeunesse laïque, trop écouté, et non point partout d’ailleurs, les étranges et pernicieux conseils qu’on leur y prodiguait. Ce sont là défauts passagers, et guérissables. Les qualités subsistent, que les étrangers ne connaissent guère, mais qui les frappent vivement quand ils s’avisent de les découvrir. M. Seippel a là-dessus quelques lignes un peu rapides, mais fort justes de ton, et que je m’en voudrais de ne pas citer :


On raconte, écrit-il, qu’en dépouillant des correspondances privées saisies dans les ballons capturés, les officiers allemands étaient tout surpris d’y découvrir des lettres assez semblables à celles qu’ils écrivaient eux-mêmes à leurs femmes et à leurs enfans, plus aimables peut-être et plus gaies, bien qu’elles vinssent de la ville affamée. Ils ne croyaient pas qu’il y eût de bons ménages dans ce pays de perdition. Ils ignoraient ce qu’est la famille française, quand elle est honnête, quelle impression paisible et charmante on a en pénétrant dans son intimité, et que le bonheur domestique s’y éclaire d’un sourire inconnu en des contrées où la vie est plus rude, le ciel moins indulgent.