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ne lui assigne-t-il pas des limites singulièrement étroites ? M. Faguet faisait observer récemment, et avec raison, que cette France-là n’est, en somme, qu’une élite, donc une minorité infime, et que peut-être ne faudrait-il pas négliger les vingt ou vingt-cinq millions de Français « de petite bourgeoisie et de peuple agricole, » dont la France rouge et la France noire se disputent tour à tour la domination, et qui ne leur ressemblent guère. Cette troisième France, M. Seippel ne l’a pas totalement méconnue dans son livre, et j’ai plaisir à y relever les lignes suivantes, trop courtes, malheureusement, et trop perdues, alors qu’il eût fallu toujours, à l’arrière-plan de l’ouvrage, qu’on en retrouvât le souvenir ou l’écho :


Quelques tapageurs encombrans ne doivent pas nous faire oublier que l’immense majorité de la nation, muette et laborieuse, prépare dans le silence les réserves de force de l’avenir. Dans la fourmilière française, si agitée à la surface, la masse est formée par les bonnes ouvrières qui peinent sans relâche, amassent pour l’hiver et travaillent âprement à réparer les bévues des autres.


La voilà, la troisième France, la vraie, la plus nombreuse et la plus modeste, celle que l’on ne connaît pas assez, à l’étranger surtout, et qui mériterait tant de l’être et de rencontrer enfin son exact et équitable historien. Cette France-là, on l’a déjà dit, elle n’est ni rouge, ni noire : elle travaille. Elle n’a pas le temps de s’occuper de politique : elle travaille. Elle a peu de goût, et même un peu de mépris pour l’idéologie : elle travaille. Elle travaille avec âpreté, ferveur et continuité. Depuis qu’elle se connaît, elle a toujours travaillé. Comme tous les groupemens humains, elle a sans doute des qualités et des défauts mêlés. Elle peut avouer les uns et reconnaître les autres sans rougir et même avec une certaine fierté.

Avant tout, elle est passionnément éprise d’ordre et de tranquillité, et elle a une tendance à favoriser tout pouvoir établi qui donne satisfaction à ce besoin essentiel. Elle n’a aucune espèce de mysticisme politique. Elle a été, en l’espace d’un siècle, et à plusieurs reprises, successivement monarchiste, césarienne, républicaine. Si le régime actuel, auquel, pour l’instant, elle semble assez attachée, venait à compromettre plus gravement qu’il ne l’a fait encore la paix intérieure, ou la sécurité, et surtout la dignité extérieures, — car elle est très ombrageuse sur ce dernier chapitre, — elle pourrait demain se refaire tout aussi