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soutient. Pour les justifier l’un et l’autre, il invoque des témoignages assez divers. Puisqu’il se plaît à citer Taine, il aurait pu s’appuyer sur ce passage peu connu de l’historien des Origines : « Quand vous voulez connaître l’esprit d’un pays, lisez ses livres de messe et ses livres de classe ; rien de plus curieux que les petits ouvrages positifs et bibliques où les enfans anglais prennent le goût des faits et le sentiment religieux. Chez nous, ouvrez les livres de M. Duruy et les publications que fabrique M. Marne, de Tours ; vous y verrez fort clairement les deux courans d’opinions qui travaillent si singulièrement notre civilisation française, et les deux éducations qui mènent et opposent ici tous les esprits[1]. »

Il y a donc deux Frances : « la France de l’Église et la France de la Révolution, la France du Syllabus et la France de la Déclaration des droits de l’homme : pour tout dire d’un mot, la France noire et la France rouge. » El ces deux Frances, en hostilité et en conflit permanens depuis plus d’un siècle, le sont aujourd’hui plus que jamais : elles se livrent sous nos yeux une lutte sans merci. Ce sont les vicissitudes de cette lutte déjà séculaire que M. Seippel a voulu décrire ; ce sont les causes morales de ce long conflit qu’il a tenté d’exposer ; ce sont ses origines historiques qu’il s’est proposé de démêler.

Selon M. Seippel, ces deux Frances en réalité n’en font qu’une. Ou, pour mieux dire, si elles ont un idéal différent, elles veulent le réaliser par des moyens absolument identiques. Toutes deux d’ailleurs sont violemment éprises d’ « unité morale ; » et l’unité qu’elles rêvent, chacune d’elles, degré ou de force, — et de force plus que de gré, — prétend l’imposer à l’autre. Dogmatiques, autoritaires, tyranniques même, elles ont toutes deux en horreur la liberté, toutes les libertés : liberté de penser et de croire, liberté de parler et d’écrire, liberté civile et politique, ce sont pour elles tout autant de formes, également détestables, de l’esprit d’individualisme et d’anarchie. Or l’individualisme et l’anarchie, voilà surtout ce qu’elles poursuivent d’une haine inexpiable. Elles ne sauraient admettre qu’il y eût plusieurs credos : il ne peut, il ne doit y en avoir qu’un seul, celui qu’elles professent. Celui-là seul est la vérité, la vérité totale, intangible, absolue. Et pour en assurer le triomphe,

  1. Article sur la Grèce ancienne, par Victor Duruy (Journal des Débats du 23 mars 1862).