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enfans. Partout au Japon, les Missions Françaises tiennent table ouverte pour ceux qui sont en goût de nous connaître. On ne leur demande point s’ils sont chrétiens ou bouddhistes. Vous éprouvez une inclination vers la France : entrez, prenez place ; on vous servira notre alphabet, nos rudimens, notre histoire, on essaiera de tourner votre curiosité en sympathie. Pauvres ou riches, vous êtes admis à cette distribution de science et aussi d’amour. Les huit dixièmes des leçons se donnent gratis pro Deo et pro Patria. Je sais un missionnaire qui, deux fois par mois, en plein hiver, faisait quatre lieues à pied afin d’enseigner, pendant une ou deux heures, les premiers principes du français aux agens de police d’une bourgade montagneuse, tous adorateurs d’Amida, mais tous convaincus qu’après la langue japonaise la langue française était la plus distinguée et la plus humaine. Il n’y gagnait que d’user royalement son unique paire de chaussures ; et sa vieille soutane était trouée comme un vieux drapeau.

Ces leçons de français, que j’écoute en regardant le jardin, sont parfois bien intéressantes. Une simple phrase, péniblement zézayée, fait surgir devant moi, dans ce décor exotique, un paysage de ma terre natale, un tableau de notre vie lointaine. A mesure que le professeur commente le sens des mots, le tableau se précise ; mais je constate, aux questions des élèves, combien nous sommes loin les uns des autres, et ce qu’un pauvre livre de classe primaire renferme de substance inassimilable à des esprits étrangers.

C’était la veille de la fête. La mère fit une tartelette au beurre, la mit dans le four : déjà les chevaux de bois étaient arrivés et commençaient à s’installer sur la place

Ces petites phrases ne sont pas méchantes, et là-bas, au pays, elles ne me diraient rien du tout. Pourtant, si vous les entendiez à cinq mille lieues de la patrie, sur des lèvres de Japonais et devant un jardin bouddhique, elles vous paraîtraient non seulement très difficiles à expliquer, mais riches d’odeurs, de saveurs et de souvenirs. Le four, le beurre, les chevaux de bois, la place : autant d’expressions vagues ou vides pour un Japonais. Il finira par les comprendre : on lui mettra même sous les yeux la peinture ou le dessin des choses qu’elles représentent. Et après ? Cet homme qui n’apprécie que la jolie forme d’un gâteau ne sentira point nos appétissantes tartes campagnardes dont, à les évoquer, le parfum me chatouille les narines. Il n’imaginera pas le