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c’était tout de même fâcheux qu’un petit être qui avait eu la chance de naître à Kyôto fût mort avant de pouvoir apprécier son bonheur. Où son âme renaîtrait-elle maintenant ? A Tôkyô, peut-être. Mauvaise affaire : les bonnes manières d’autrefois s’y sont gâtées, et les gens n’ont plus le temps de goûter en paix la bienveillance des choses. On s’y agite ; on s’y démène ; on y change de métier tous les mois ; on y est avide et soucieux ; il paraît que les artisans sont obligés d’y travailler au moins quatre jours par semaine. C’est comme à Osaka. Plaise au Seigneur Bouddha que le petit ne renaisse jamais dans cette ville où les machines d’Europe font tant de bruit et où les enfans des pauvres, au lieu de s’amuser devant les temples, besognent déjà sous les hangars des usines et des manufactures ! Pourvu qu’il ne revive pas à Kobé ou à Nagasaki ! Les Japonais y deviennent pires que des bâtards d’Européens. D’ailleurs ce n’est pas sûr que le petit ne revienne pas à Kyôto. Ce n’est pas sûr non plus qu’il y revienne. Le proverbe l’a dit : il y a un dieu qui nous aide et un autre qui nous trahit.

Chemin faisant, l’homme atteignit la rivière, et les galets ensoleillés où serpentaient des filets d’eau lui remirent en mémoire tant de plaisirs et de divertissemens que le sort de son petit enfant lui parut encore plus pénible. Cette rivière n’a pas sa pareille au monde pour amuser ses riverains. On y pêche des pierres qui sont extrêmement jolies et curieuses. L’été, on y soupe au frais. Les ruisseaux vous font de la musique. Quand, à l’aide de barrages, on les rassemble et qu’on allume des lanternes, c’est un fleuve, un lac, une mer où dansent des pluies d’étoiles. Et les ponts ! Quelle ville peut se vanter d’avoir des ponts aussi célèbres ? Leurs planches ont résonné sous les pas de tous les héros. Et c’est un grand honneur pour les petits enfans de mettre leurs pieds où passèrent jadis de si beaux cortèges.

Il suivait ainsi sa rêverie le long de la rivière et ne s’apercevait pas qu’il se détournait de son chemin. Le fantôme du petit mort qu’il portait sur ses épaules courait devant lui. Il le voyait s’ébattre et grandir dans cet air radieux, sous la protection des génies de la plaine et des montagnes. Précisément, ce matin-là, une des îles de la rivière était en fête, une île occupée tout entière par un temple, ses dépendances, ses habitations de prêtres, ses maisons de thé, et ses portiques rouges qui s’élevaient entre les chênes. C’était une fête solitaire, comme il y en