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Mais on oublie leur laideur pour ne plus voir en elles que des jeunes filles admirables d’attention et de gravité souriante. La tête encerclée de nickel et sous le cornet acoustique plus étranges que leurs divinités les plus bizarres, elles endurent l’étourdissement des sonneries sans qu’il leur échappe un mot, un geste d’impatience nerveuse. Moyennant douze francs par mois, elles se montrent supérieures à toutes les Européennes dans une des applications de la science occidentale. Les facteurs gagnent environ dix-huit francs ; les employés ordinaires commencent à vingt. On a de la peine à en trouver, car on exige d’eux des connaissances disproportionnées avec leur salaire. Cependant ces gens mal payés, souvent mal vêtus, sont d’une obligeance et d’une courtoisie qui fleurent encore les temps samuraïques. Les habitans de Kyôto ne doivent pas être à l’abri de la misère et de la douleur. Mais ils jettent un voile sur ces imperfections du monde comme pour épargner à la Divinité le spectacle de ses maladresses ou l’aveu de son impuissance.


Le quartier que j’habite, frais, silencieux, primitif et merveilleusement civilisé, me remplit l’âme du même sentiment de paix que l’ombre d’un chalet où bourdonnent les abeilles, et du même sentiment d’harmonie qu’une danse de geishas. La vie autour de moi me paraît si simple et si précieuse dans sa simplicité ! Je ne cherche plus à deviner ce qui se cache derrière le sourire japonais. Je n’y soupçonne plus des profondeurs mystérieuses de bouddhisme et de confucéisme. Il n’y a rien d’héroïque à sourire quand on vit à Kyôto, et les Japonais de Kyôto sourient parce qu’ils sont contens de leur ville et qu’ils y respirent toujours un air de fête.

Je n’y ai rencontré qu’un visage affligé, un pauvre visage dont les yeux baissaient vers la terre des cils encore humides de larmes, un petit visage ridiculement petit, car il n’était plus surmonté de son ample chevelure noire. Cette tête d’adolescent aux cheveux coupés ras était celle de la jeune bonne du médecin qui demeure en face de mon auberge. Je ne vis jamais de créature pareillement infortunée. Elle fuyait le soleil de la rue et craignait l’ombre des maisons. Elle eût troqué ses oreilles contre un chapeau qui lui fût descendu jusqu’au nez. Dans ce milieu de gaîté paisible, sa détresse, plus que surprenante, avait quelque chose d’inconvenant. Mon hôtesse me raconta qu’elle