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ouvriers, l’un vieux, l’autre jeune, rabotaient leurs planches, et le vieux disait au jeune : « Tu devrais épouser la fille du patron. » Et le jeune lui répondait : « Je ne le puis, car, pendant mon voyage à Tôkyô, j’ai connu une oïran du Yoshiwara qui viendra me rejoindre dès qu’elle sera libre ; et nous nous marierons. » Mais le vieux lui répliquait : « Tu ferais beaucoup mieux d’épouser la fille du patron. » C’était, à n’en point douter, l’avis de la jeune fille, qui ne perdait pas une occasion de se rapprocher du jeune homme, et lui témoignait ingénieusement sa tendresse en observant que ses copeaux faisaient une plus belle flamme que ceux de son vieux camarade. Et c’était l’avis du patron lui-même. « Epouse donc ma fille ! — Excusez mon impolitesse, soupirait le malheureux ; mais je suis fiancé à une oïran du Yoshiwara. — N’est-ce que cela ? lui disait ce père indulgent. Elle t’a depuis longtemps oublié. D’ailleurs, si elle revenait, on s’arrangerait. Il y a toujours place pour une concubine. » Et le jeune homme, pressé de toutes parts, acceptait enfin d’épouser la fille de son maître.

Et voici qu’au second acte, la petite dame du Yoshiwara, décente, modeste et jolie, comme les petites dames japonaises qui ont traversé l’enfer, se présente à l’atelier de menuiserie et demande son fiancé. Le bon charpentier, incapable de mentir, ouvrait déjà la bouche, quand sa femme, plus avisée, s’empresse de répondre : « Il est mort. » Si nous n’étions pas au Japon, la petite dame se fût évanouie ; mais, en parfaite Japonaise, elle reçut le coup sans défaillir. Elle pencha seulement la tête et pria ces excellentes personnes de lui indiquer la tombe où reposait son bien-aimé. La femme du charpentier, en qui nous avons reconnu l’impitoyable belle-mère, lui montre la route, et, aussitôt que sa dupe a tourné les talons, elle se précipite chez le bonze. Je ne parle pas des jeux muets du charpentier que l’aplomb de sa femme tour à tour ébahit et indigne. Nous comprenions qu’il n’aurait jamais eu la cruauté d’affliger une si gracieuse petite dame ni surtout de priver son gendre d’une si agréable société ; et nous étions tous de cœur avec lui.

Le décor du troisième acte représentait un cimetière : au fond, le toit d’une église ; à droite, la maison du prêtre. J’entendis courir dans le public des rires étouffés, et cependant le tableau ne prêtait guère à rire. Mais on savait qu’Il allait paraître, on l’attendait, on le guettait, on escomptait son entrée,