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qui fait qu’un arbre ou un oiseau ne ressemble pas aux autres, le détail presque imperceptible, mais si charmant qu’on en jouit plus longtemps encore que de la beauté de l’ensemble. Ils échangent alors quelques mots à voix basse et des sourires d’amateurs.

Mais, où ils valent la peine qu’on étudie leur visage, c’est quand ces trésors étalés laissent échapper un souvenir tragique, un bijou taché de sang. Le monastère de Nishi Hongwanji, qui s’étend, comme les Palais, en plein Kyôto, renferme la plus éblouissante des salles de danse. C’est le cœur même d’un incendie. Si j’y avais assisté aux évolutions des danseuses, j’aurais vu des salamandres. Lorsque les collégiens s’approchèrent des colonnes et qu’ils en touchèrent le bois poli et naturellement doré, je crus que l’admiration leur arracherait des cris. Mais on leur montra la petite estrade où jadis le fameux Hideyoshi, surnommé Taikô-Sama, plus puissant que l’Empereur, recevait les têtes coupées des ennemis que lui apportaient ses hommes d’armes. C’était là. Aussitôt les yeux fixes, l’air grave, tout entiers à cette vision de meurtre, ils restèrent muets comme s’ils en humaient la glorieuse odeur. Je ne leur vis jamais un recueillement aussi profond, même au vieux temple de Horiudji, entre Nara et Osaka, où, la semaine passée, je les surpris contemplant dans une boule de cristal la pupille du Bouddha.

Derrière le monastère, on a transporté, du village de Fushimi, la maison privée du héros : petite maison simple et rugueuse, dont le second étage forme une sorte de belvédère. Un artiste y a peint, sur fond d’or, le mont Fuji ; mais sa peinture est disposée de telle façon qu’on ne peut la distinguer qu’à genoux et tête baissée. Or le Taikô-Sama, débordant de superbe, rejetait toujours la tête en arrière. Cette malice du peintre dérida mes jeunes gens : ils oublièrent les massacres, se poussèrent du coude et rirent de bon cœur…

Et il m’est très agréable d’accompagner ainsi, à travers l’ancien Kyôto, ces héritiers d’un peuple si précocement raffiné, mais si longtemps sanguinaire, et parfois si gentiment ironique.

La plupart des villes japonaises ont dans leur quartier le plus central une véritable fête qui recommence tous les soirs. On