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et des morts. Leur vieillesse n’est qu’une longue adolescence qui a changé de visage. S’il se fût mieux regardé, ce vieillard dont l’âme inconsciente d’avoir tant vécu se cherchait dans le reflet de sa décrépitude, je suis certain qu’il eût reconnu sur ses lèvres le sourire de son enfance et au fond de ses yeux l’émerveillement encore intact de ses premiers matins. Cette vieille ville embaume le printemps du monde. Bâtie comme un rucher au pied des collines et devant une rivière à moitié tarie, ses maisons médiocres ou pauvres ne sont ni plus belles ni plus laides que des ruches Mais la fantaisie japonaise y a distillé son miel le plus pur ; leurs vieux ais disjoints en restent parfumés, et son peuple matinal qui se dissémine dans la plaine ou monte vers les hauteurs semble essaimer autour des rayons d’or amoncelés par les siècles.

Les magnifiques collines ! Elles supportent allègrement leurs trois mille temples et n’en sont point encombrées. C’est la ville et le jardin des Dieux, et c’est toujours la forêt. Les monstres resplendissent dans le clair-obscur des branches comme dans la transparence d’une eau verte. Des prêtres officient au fond de la pénombre, et ce sont des gnomes qui comptent leur trésor. La brise, que gonfle la senteur des pins et que rafraîchit la buée des cascades, caresse en passant sous les chaumes caducs des autels de laque et de bronze et soulève des pourpres éblouissantes. A côté de la pagode orgueilleuse, fantasque, mais vide, la chaumine qui penche regorge de richesses. Derrière des rideaux de bambous, des tabernacles étincellent. Et cette cité divine ressemble aux cités humaines : elle a ses demeures seigneuriales et ses masures ; près de ses dieux vivans, des dieux qui meurent. Elle a des monastères où logent plus de trente mille divinités et des infirmeries où, sous le pinceau trempé d’or, les déesses fatiguées retrouvent leur sourire ; des pavillons au toit de cuivre recouvert de lichen ; des ermitages où de vieux saints bossus regardent pousser l’herbe aux fentes de leurs pieds ; des escaliers déserts où grimacent des bêtes extravagantes ; des clairières où rayonnent des bijoux. Elle est mystérieuse, lumineuse, divinement gaie. Chaque fois que j’en redescends, je me sens accompagné d’éclats, de chatoiemens, de rires silencieux et d’ombre ; et il suffit alors qu’un mendiant traverse la rue en jouant sur sa flûte pour que les musiques du passé se réveillent et que j’entende de proche en proche, comme au temps des Empereurs, retentir du haut de ces forêts les fifres et les gongs, les tambours et les cloches.