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particulièrement recommandé. Tour à tour sa fille et sa servante m’apportent mes repas dans ma chambre et me disent en se prosternant le nez contre les nattes : « Veuillez faire monter de votre bol à votre bouche votre noble riz. » Je n’entends jamais d’autres bruits que des craquemens de bois et des glissemens de robes Parfois seulement, au rez-de-chaussée, un clapotis d’eau m’indique qu’on prend un bain. Je suis servi par des ombres et des sourires. Le régime japonais, dont se fussent accommodés les anachorètes, me procure des sommeils limpides. Quand je me réveille et que le soleil, tamisé aux vitres de papier, remplit ma chambre de sa clarté diffuse, j’ai la sensation de revoir l’aurore et le monde à travers une perle. Aux légumes salés et aux honorables petites bouchées de poisson qu’on a disposées sur ma table de laque, j’ajoute l’excitation légère d’un flacon de saké chaud. Et je sors.

Les matins de Kyôto sont tout simplement adorables. La ville ne paraît peuplée que de gens occupés d’en garder les trésors, d’ouvrir et de fermer les sanctuaires, d’épousseter les idoles, d’entretenir autour des palais et des temples la douce rumeur de la vie. Les femmes de la campagne, la tête serrée d’un linge blanc, le kimono retroussé, les jambes comme emprisonnées de jambières grises, poussent devant elles leurs charrettes de fleurs. Des familles, sur le pas de leur porte, se demandent vers quel sanctuaire ou quel tombeau sacré elles iront aujourd’hui se réjouir dans l’intimité des ancêtres. On s’est réveillé chez elles avec un appétit de fines jouissances et d’émotions délicates. Je connais un artiste en lanternes qui demeure, au bord de la rivière, dans une de ces maisonnettes dont l’étage s’avance et repose sur des pilotis. Quand vous couvririez d’or ! es quatre tatami de sa chambre, vous ne l’empêcheriez pas, à certains levers du soleil, de lâcher ses lanternes et de courir au mont Hiyeisan. Il a besoin, mais absolument besoin, de savoir si tel cerisier fleurit avant les autres, si tel petit ruisseau flûte toujours sous les hautes herbes, si la cigogne de bronze, qui, pas loin de la cascade, surmonte l’autel de la Kwannon, a toujours l’air prête à s’envoler, ou si, dans le jardin du Prince Yoshimitsu, la mousse commence de jaunir au roc des Neuf Montagnes et des Neuf Mers.

Marchands, artisans, nobles ruinés, bonzes, pèlerins, mendians, tous participent un peu de l’éternelle jeunesse des dieux