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renforcées, rendues plus joyeuses ou plus pathétiques, suivant la nature du sentiment qui les inspirait. Je n’essaierai pas de rapprocher la Sainte Ursule de Memling de celle de Carpaccio : il y a, dans la piété du maître allemand de Bruges, quelque chose de si pur, de si détaché de la terre, que nous risquerions de trouver bien frivoles, en comparaison, les ingénieuses fantaisies du peintre vénitien. Mais que l’on ne croie pas que celui-ci, tout en nous décrivant les mœurs et les costumes de la « jeunesse dorée » de Venise, ait ignoré ou négligé la signification religieuse du sujet qu’il traitait ! Depuis la solennelle et brillante arrivée des ambassadeurs jusqu’au tumulte tragique du martyre des saintes, sans cesse, dans ses tableaux, le ton du récit devient plus grave, l’atmosphère plus pesante et plus douloureuse.

Et quand, plus tard, sous l’influence de l’âge, ou des tristesses de la vie, cette piété naturelle de Carpaccio a pris plus de ferveur, c’est encore, surtout, dans le décor de ses compositions qu’il s’est efforcé de nous la traduire. Non seulement les œuvres de sa dernière période n’ont plus la verve juvénile des deux suites célèbres de Sainte Ursule et de Saint Georges ; les figures y sont, trop souvent, d’une couleur déplaisante, avec un usage excessif de tons jaunes et rouges ; et souvent aussi elles sont mal dessinées, comme si le vieux maître avait désormais perdu sa sûreté de main, en même temps que sa charmante gaîté de jadis : mais l’expression de ces figures est si éloquemment rehaussée par l’ordonnance et la lumière des édifices, des arbres, des rochers, des horizons montueux qui les entourent, qu’il nous semble que la nature entière participe à l’action dramatique où nous assistons, et nous invite à en ressentir la poignante ou sublime beauté. Ainsi les quatre tableaux de l’Histoire de saint Etienne, — malheureusement épars entre les musées de Berlin, Milan, Paris et Stuttgart, — constitueraient, si nous parvenions à les voir réunis, une sorte de grand oratorio chrétien, d’une unité, d’une noblesse et d’une profondeur admirables. Avec la Sainte Famille de Caen et l’extraordinaire Pietà de Berlin, ils nous découvrent, chez Carpaccio, une intensité d’âme que pas un de ses tableaux précédens ne nous laissait soupçonner. Ce ne sont toujours que des images, les inventions ingénues d’un artisan vénitien : mais une foi les anime que, seul, un cœur de poète a pu éprouver. Et nulle autre part, peut-être, nous n’apercevons mieux tout ce qui se cachait de rêverie pieuse, d’émotion recueillie, sous les dehors légers et fastueux du génie de Venise.


T. DE WYZEWA.