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ville à l’autre, de la porte de Brandebourg à la porte du Roi, depuis le matin jusqu’au soir et fort avant dans la nuit. Sous les fenêtres du poète, elle passait avec les étudians. Avec la fille de son hôte, elle montait son escalier ; elle entrait dans sa chambre avec son barbier ou sa blanchisseuse. Obsédé, excédé, il sortait en hâte, il courait chez son amie. « Mademoiselle est à la maison ? — Oui. » La porte s’ouvre ; la chère enfant est assise à son piano, elle chante la chanson. « Vous chantez comme un ange. » Aussitôt elle la recommence. Alors, exaspéré, pareil au chasseur maudit, appelant, ainsi que lui, l’enfer à son secours : « A moi, s’écrie-t-il, à moi, Samiel ! »

Ce cri même, rien que ce cri de Kaspar, il n’est personne à Berlin qui ne l’ait sans cesse à la bouche. Partout l’invocation diabolique se mêle au doux épithalame : « A moi, Samiel ! » C’est le cri du violoniste au théâtre, si l’une de ses cordes vient à se rompre. Mais, au Thiergarten, que fredonne donc cette vieille femme, et quelle est la mélodie que ces harpes écorchent ? Encore, toujours le Jungferkranz. Un boiteux le tourne avec son orgue ; un aveugle le racle sur son violon. Les animaux eux-mêmes l’ont appris et les chiens ne savent plus aboyer autre chose.

De cet enthousiasme, ou de cette folie, Heine a bien discerné les raisons. Spontini, qui régnait alors à Berlin, n’y régnait pas sans conteste. Ses adversaires se plaignaient qu’il aimât trop le faste, la magnificence et le bruit. Ils lui reprochaient surtout de n’être pas Allemand et de contrarier, d’égarer même par ses œuvres le génie de la race. Henri Heine encore a dit plaisamment d’Olympie : « Cela ne manquait ni de timbales ni de trompettes, et quelqu’un proposa, pour éprouver la solidité des murs du nouveau théâtre, d’y exécuter cet ouvrage. Un autre, au sortir de cette bruyante Olympie, entendit passer la retraite et, reprenant haleine, s’écria : « Enfin, voici de la musique agréable ! » Tout Berlin s’est moqué des innombrables trompettes et des éléphans qui figurent dans le spectacle. Les sourds étaient ravis de tant de splendeur, assurant qu’on pouvait saisir cette musique à pleines mains. Et les fanatiques de hurler : « Hosannah ! Spontini est lui-même un éléphant musical, c’est l’ange de la trompette. »

Sous l’humour de la forme, le fond sérieux de la critique apparaît. C’est contre l’excès et l’emphase, contre ce qu’il y avait, dans l’opéra selon Spontini, d’extérieur et d’étranger, que l’Allemagne avait besoin de réagir. De cette réaction, le Freischütz fut en même temps le signal et le triomphe. Intime et simple, naturel et surtout national, il fut, peut-être encore plus que la Flûte enchantée et Fidelio, le premier