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Adieu, les longs loisirs et la sieste divine,
Ta paresse se cambre en orgueil frémissant,
Comme la lune ronde au ciel qu’elle illumine
Se contracte, amincie, et s’aiguise en croissant !

Et tu passes alors en mes rouges pensées,
Non plus mystérieux, subtil et le corps oint
D’essence précieuse et d’huile parfumée,
Mais l’étrier au pied et l’étendard au poing.

Et je te vois alors, sous le turban de guerre
Dont la coiffe d’acier te protège le front,
Regardant, devant toi, saigner dans la poussière
La tête du vaincu, qui pend à ton arçon………

La double vision à mes yeux évoquée
Tourmente tour à tour mon esprit incertain,
Tandis qu’au minaret de la blanche mosquée,
Guttural et criard, chante le muezzin.

Il fait sombre déjà sous les larges platanes
De la petite place ombragée où je suis,
Et j’écarte parfois d’un geste de ma canne
Un chien jaune qui rôde et dont le croc blanc luit ;

Dans le ciel clair encore à travers le feuillage
Les martinets aigus croisent leurs cris ailés
Et dans la tasse étroite où glisse leur image
Mon café refroidit auprès du narghilé.

La rue en pente va vers l’échelle prochaine
Et, de la Corne d’Or où mon caïque attend,
Je verrai se lever, courbe et visible à peine,
La Lune, sur Stamboul où règne le Croissant !

Henri de Régnier.